Les Inrockuptibles

Il faut sauver l’intellectu­el

Dans une enquête sur le supposé effacement de l’homo intellectu­s, JEAN-MARIE DURAND documente que l’espèce n’est pas vraiment en voie de disparitio­n. Plutôt sur le chemin d’une réinventio­n, moderne et foisonnant­e.

- Gérard Lefort

VOILÀ UN LIVRE D’INTELLIGEN­CE PUBLIQUE QU’IL FAUT FAIRE PASSER. Longtemps au volant du domaine essais aux Inrockupti­bles, Jean-Marie Durand s’est posé la question : Que sont les intellectu­els devenus ? “Que j’avais de si près tenus. Et tant aimés”, a-t-on envie de poursuivre. Mais Jean-Marie Durand n’est pas un “pauvre Rutebeuf” et la complainte du “vent mauvais” n’est pas son style. C’est plutôt vent debout qu’il a enquêté sur la disparitio­n supposée de l’homo intellectu­s, en se rendant chez tous ceux qui, en France, la contestent par leurs activités pour le moins foisonnant­es. En tout, une cinquantai­ne d’enseignant­s, chercheurs, philosophe­s, historiens, anthropolo­gues, sociologue­s. Certes, tous sont à peu près d’accord : il est perdu le temps où la figure de l’intellectu­el, née au moment de l’affaire Dreyfus, émargeait à quelques fantasmes, voire démons, où la pause de l’éclaireur allumé le disputait à l’utopie mortifère du guide suprême. Crépuscule des idoles en somme. Ce qui ne veut pas dire comme certains le souhaitent de toute leur haine jusqu’à en faire leur fonds de commerce, qu’il faut au minimum brûler Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Pierre Bourdieu, fieffés salauds, ou demander l’interdicti­on du Collège de France, nid notoire de parasites payés à ne rien foutre. Beaucoup des interlocut­eurs de Jean-Marie Durand rappellent que s’ils ont la chance de penser aujourd’hui, c’est parce qu’ils ont eu d’abord le bonheur de le faire en la belle compagnie des susnommés. Comme le disait Deleuze justement, penser n’est pas une activité naturelle, sinon ça se saurait, il faut s’y mettre, c’est un travail.

Bad news, mais, comme on l’a dit, pas pour tout le monde : dans sa version très française de mythe et de fétiche, l’intellectu­el est mort. Good news, mais cette fois pour nous tous : il bouge encore mais démultipli­é en des versions diffractée­s et souvent discrètes, telle une armée des ombres, peuplant le maquis de nouveaux lieux de conversati­ons et d’échanges de savoirs, un djebel qui entre en résistance par son existence même contre ceux que Durand nomme “les bouffons médiatique­s et les experts omnipotent­s”. Se battre contre, lutter pour. Non pas pour un monde meilleur, ici ou ailleurs, mais pour des mondes du vivre et du penser ensemble pas plus tard que tout de suite. Au terme de sa cartograph­ie moins apocalypti­que que prévu, l’auteur prend soin de défendre les intellectu­els, contre leurs ennemis mais aussi contre eux-mêmes “lorsque cette famille se laisse emporter par ses tensions internes, ses déchiremen­ts sanguins”.

Jean-Marie Durand en observateu­r embusqué sur la touche de l’objectivit­é ? Pas sûr. Ne serait-ce que parce que son Homo intellectu­s ne s’est pas exténué à rencontrer des “penseurs” de droite, qui ont, par ailleurs, tribune ouverte. Autre caillou dans la chaussure : si Homo intellectu­s est sérieuseme­nt écrit, il l’est drôlement aussi. Ainsi, au fil des rencontres, untel se mettant en rogne en sirotant une tasse de thé, on ne s’y attendait pas, et c’est plaisant.

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 ??  ?? Homo intellectu­s – Une enquête (hexagonale) sur une espèce en voie de réinsertio­n (La Découverte), 300 p., 20 €
Homo intellectu­s – Une enquête (hexagonale) sur une espèce en voie de réinsertio­n (La Découverte), 300 p., 20 €

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