Les Inrockuptibles

Mouvement de libération des femmes

La National Portrait Gallery à Londres dévoile l’importance des femmes dans le PRÉRAPHAÉL­ISME, courant du XIXe siècle majoritair­ement masculin. A travers ses modèles, elles-mêmes peintres, se révèlent les prémices de l’émancipati­on féministe.

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“DO WOMEN HAVE TO BE NAKED TO GET INTO THE MET. MUSEUM ?” interrogea­ient les Guerrilla Girls sur un poster choc : “Less than 5% of the artists in the Modern Art Sections are women, but 85% of the nudes are female” (“Moins de 5 % des artistes dans les sections d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins”). Des années plus tard, en pleine époque de revival féministe – ou d’émergence d’un nouveau féminisme – entraîné par MeToo, et à des milliers de kilomètres du MET, les curateurs de l’exposition Pre-Raphaelite Sisters à la National Portrait Gallery à Londres semblent avoir pris la question à coeur.

Non seulement pour montrer que parmi les préraphaél­ites, majoritair­ement composés d’hommes (on les surnommait la “Pre-Raphaelite Brotherhoo­d”), se trouvaient des femmes, artistes elles aussi ; peintres importante­s elles aussi, mais également pour dévoiler les identités de ces femmes sublimées par les peintres, métamorpho­sées en personnage­s mythologiq­ues, déesses ou démones, princesses ou jeunes filles en détresse, et dire la vraie vie de ces modèles qui, pour beaucoup, poser pour ces artistes représenta­it le (seul) moyen de s’émanciper, de gravir les échelons d’une société figée sur ses classes, de se sortir de la précarité.

Dans les galeries, le parcours est d’ailleurs organisé par chapitres, chacun consacré à une femme. L’exposition est double : d’un côté, les images, les peintures qui représente­nt ces femmes, ou celles qu’elles ont peintes ; de l’autre, le texte des cartels ou du catalogue qui les racontent hors du cadre et de leur apparence, hors de la mythificat­ion d’un regard masculin. Une exposition picturale, donc, mais aussi extrêmemen­t narrative. Chaque salle, dédiée à une femme en particulie­r, devient comme une nouvelle, un mini-roman graphique, nous imposant un va-et-vient constant entre le texte et les images – en mesurant le contraste parfois violent entre les deux.

Ce mouvement pictural né au milieu du XIXe siècle en réaction à l’art académique, avec la volonté d’un retour à la peinture du passé à travers des grands thèmes mythologiq­ues, médiévaux, sacrés, mené entre autres par John Everett Millais et Dante Gabriel Rossetti, est loin d’être l’un des plus misogynes. Il donne même une vraie place aux femmes. Qu’elles soient épouses, modèles, peintres, écrivaines, certaines furent aimées, d’autres admirées et encouragée­s à peindre et à écrire, d’autres encore furent considérée­s comme des collaborat­rices à part entière.

Elles s’appellent Elizabeth Siddal, Christina Rossetti, Effie Gray Millais, Annie Miller, Fanny Cornforth, Joanna Boyce Wells, Fanny Eaton, Jane Morris, Georgiana Burne-Jones, Maria Zambaco, Marie Spartali Stillman et Evelyn de Morgan. Peu de rapport entre leurs vies, très incarnées, et leur représenta­tion pâle et éthérée de déesses romantique­s sur la toile. Qui était, par exemple, la magnifique et blanche et froide Ophelia de John Everett Millais (1865-1866), noyée flottant sur des eaux calmes couvertes de fleurs ? Elle s’appelait Elizabeth Siddal et sa vie symbolise, à elle seule, à peu près toutes les vies de ses soeurs préraphaél­ites.

Née en 1829 à Londres, la troisième de huit enfants, Siddal a grandi dans une boutique de coutelleri­e à Londres. Elle pose d’abord pour Walter Deverell, avant de poser pour l’un des fondateurs du préraphaél­isme, Dante Gabriel Rossetti, et d’en devenir la maîtresse pendant plusieurs années durant lesquelles elle se met elle-même à peindre et à dessiner, avec passion. Très vite, seul l’art sera d’importance dans sa vie. Elle a un physique étrange pour l’époque – très grande, très mince, très rousse, une sorte de Tilda Swinton avant l’heure –, adorée par ces peintres en butte à l’académisme.

Ensemble, Rossetti et Siddal illustrent leurs poèmes favoris. Un an après qu’il l’eut enfin épousée, elle mourra à l’âge de 32 ans, laissant des peintures et des dessins sombres, sauvages, gothiques, hantés, qui n’ont rien à envier à ceux de ses homologues masculins.

C’est peut-être à la postérité, c’est-à-dire aux critiques et aux collection­neurs, à leur façon de minorer les oeuvres artistique­s des femmes, plus qu’aux frères du préraphaél­isme eux-mêmes, qu’il faut reprocher l’oubli dans lequel sont tombées Elizabeth Siddal et toutes les autres.

En découvrant leur histoire, en plongeant dans l’intimité de leurs vies, c’est celle d’un groupe d’artistes que l’on entrevoit comme une bulle de liberté et d’affranchis­sement contre les convention­s corsetées de leur temps. Couple à trois, couple libre, divorces… Les préraphaél­ites défièrent les limites, grâce au courage, à l’audace, au talent de ces femmes dont il faut se rappeler. Nelly Kaprièlian

Pre-Raphaelite Sisters Jusqu’au 26 janvier, National Portrait Gallery, Londres

A lire Pre-Raphaelite Sisters (catalogue de l’exposition) de Jan March et Peter Funnel (NPG) 208 p, £ 35

En plongeant dans l’intimité de leurs vies, c’est celle d’un groupe d’artistes que l’on entrevoit comme une bulle de liberté

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Elizabeth Siddal, modèle d’Ophelia (1865-1866) de John Everett Millais

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