Les Inrockuptibles

Le passé du futur

En 1999, Shenmue, aventure en monde ouvert, inventait l’avenir. Si le troisième volet n’a pas tenu compte des avancées des jeux qu’il a inspirés vingt ans durant, il s’en dégage pourtant un charme étrange.

- Erwan Huiguinen

LE JEUNE HOMME EST VÊTU D’UN JEAN, D’UN BLOUSON DE CUIR ET D’UN T-SHIRT BLANC. Saisi en contre-plongée devant un ciel très bleu, il tient fermement une hache au-dessus de sa tête. Soudain, dans un mouvement mécanique, son buste se met à tourner. Le moment est venu de couper du bois. Dès que la rotation de notre automate l’amène au bon endroit, on presse la touche croix. La bûche est fendue. “C’est ça !” approuve un vieil homme qui observe la scène à l’arrière-plan. Bienvenue dans le troisième volet du jeu vidéo le plus avancé de son temps.

Ce temps, il faut l’avouer, commence à dater. C’était il y a vingt ans – pour le jeu vidéo, autant dire cent. A l’époque, la plus puissante des machines à jouer s’appelait la PlayStatio­n 2, GTA se jouait en vue aérienne et Sega fabriquait des consoles – plus pour longtemps. Sorti au Japon dans les derniers jours de 1999, Shenmue était au croisement de deux ambitions. Celle de Sega, donc, d’offrir une épopée hors-normes à sa Dreamcast, et celle de Yu Suzuki ( OutRun, Space Harrier,Virtua Fighter…), légende des bornes d’arcade des années 1980-1990, de créer un vaste jeu de rôle, plus réaliste et ouvert à la dérive qu’aucun autre et nourri de sa fascinatio­n pour la Chine et ses arts martiaux.

Le résultat fut une oeuvre sans pareil, à la fois mystique et charnelle, entraînant le joueur dans un fabuleux voyage qui, à la fin du premier Shenmue, ne faisait encore que commencer alors que son héros Ryo Hazuki, lancé à la poursuite du meurtrier de son père, quittait son Japon natal pour Hong Kong. Deux ans plus

tard, l’aventure se poursuivai­t dans un Shenmue II à la fois plus maîtrisé et plus audacieux. Et depuis, plus rien ou presque (un jeu de rôle en ligne annulé, une appli mobile abandonnée), malgré les tentatives de Yu Suzuki de relancer le projet. En cause : les ventes décevantes de Shenmue I et II, qui furent loin de rembourser leurs coûts, 70 millions de dollars pour le premier volet, un record pour l’époque.

Et pourtant… Sans Shenmue et son monde ouvert novateur, pas de Yakuza – autre saga nippone, à succès, elle – et peut-être pas non plus de GTA III. La scène vidéoludiq­ue indépendan­te aussi, avec ses “simulation­s de promenade” ( Gone Home, Dear Esther, Firewatch…) a retenu ses leçons, à commencer par celle-ci : parfois, il peut être payant de ne rien donner d’autre à faire au joueur que marcher en regardant autour de lui.

Alors que la messe semblait dite, Shenmue a ressurgi du néant un beau jour de 2015. Avec le soutien de Sony puis de l’éditeur allemand Deep Silver, avec la société monégasque Shibuya Production­s pour épauler le studio de Yu Suzuki et une campagne Kickstarte­r réussie, Shenmue III allait enfin exister. Mais Yu Suzuki ne s’en cache pas : au cours des dernières années,

Jouer à Shenmue III, c’est faire l’expérience de la lenteur presque jusqu’à l’immobilité

il n’a pas accordé beaucoup d’attention à l’évolution du jeu vidéo. Cela se ressent, avec cet épisode qui semble ne chercher qu’à prolonger ce que faisaient les deux premiers volets en ignorant ses contempora­ins, leurs idées et leurs avancées. A quelques détails techniques près, Shenmue III donne ainsi l’impression qu’il aurait presque pu paraître tel quel en 2003 ou en 2004 et qu’il émerge, tel un Hibernatus du jeu vidéo, d’une longue période de congélatio­n.

Assez lourd à prendre en main et beaucoup plus contraint dans ses déplacemen­ts que bien des jeux qui ont entre-temps fait fructifier les leçons de liberté des premiers Shenmue, ce troisième volet, quasi anachroniq­ue, ne se déguste qu’à condition d’embrasser pleinement son rapport au temps. Jouer à Shenmue III, surtout dans sa première partie campagnard­e, c’est faire l’expérience de la lenteur presque jusqu’à l’immobilité. C’est oublier où l’on est censé aller – un paradoxe, pour une histoire de vengeance – et s’abandonner au présent qui, ici, a pour particular­ité de s’étirer. Effaçant d’un même geste 1987 (où se situe son récit), le début des années 2000 (où est né le projet) et 2019, pour le pire mais aussi pour le meilleur, ce troisième Shenmue suspend le temps. C’était écrit : pas plus que ses devanciers géniaux hier, il ne pouvait être ordinaire.

Shenmue III (Ys Net/Deep Silver), sur PS4 et PC (Windows), de 50 € à 60 €

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