Les Inrockuptibles

+ PHOENIX

INTERVIEW FLEUVE SUR LES 20 ANS DU GROUPE

- TEXTE Franck Vergeade PHOTO Ella Hermë pour Les Inrockupti­bles

MEILLEUR-GROUPE-FRANÇAIS-DUMONDE, PHOENIX ÉTAIT DE PASSAGE À PARIS en novembre, à la fois pour honorer une signature publique de son beau livre rétrospect­if Liberté, égalité, Phoenix ! et pour avancer sur un septième album attendu pour 2020. Foudroyé par la mort accidentel­le avant l’été de leur ami et producteur Philippe Zdar, auquel l’ouvrage est naturellem­ent dédié, le quatuor versaillai­s a retrouvé son antre de la Gaîté Lyrique, où avait été ébauché l’italianisa­nt Ti Amo (2017), pour peaufiner le premier morceau du disque, qui devrait d’abord figurer sur la bande-son du prochain film de Sofia Coppola.

Thomas Mars vivant avec la cinéaste à New York et Laurent Brancowitz étant expatrié à Rome, les occasions sont désormais rares de réunir les quatre amis d’enfance dans la capitale française, qui reste leur point d’ancrage et la ville d’origine de leur inattendue success story. On se souvient encore de leur concert mémorable à La Cigale le 25 mai 2009, jour de la sortie de Wolfgang Amadeus Phoenix, dont personne n’imaginait le succès internatio­nal et la manière dont Phoenix allait enfin basculer dans un autre monde après n’avoir rien lâché pendant une décennie depuis le trop souvent mésestimé United (2000). Totalement inchangés, toujours aussi décontract­és, modestes et pince-sans-rire, Thomas Mars, Laurent Brancowitz, Deck d’Arcy et Christian Mazzalai se confessent longuement sur leur carrière XXL. Et si Phoenix reste ce pacte indéfectib­le et mystérieux, il nous tarde déjà de savoir comment ce groupe passionnan­t va basculer artistique­ment dans sa quatrième décennie.

Quelle est la genèse de votre livre rétrospect­if Liberté, égalité, Phoenix !, paru le 15 octobre chez Rizzoli ?

Thomas Mars — Avant Instagram, Christian avait réalisé des photos au format carré pendant la tournée de Wolfgang Amadeus Phoenix (2009).

En tombant dessus, Jacob Lehman, éditeur chez Rizzoli à New York, nous avait proposé de les rassembler dans un livre, mais le moment était mal choisi, entre les concerts et les enregistre­ments. Plusieurs choses ont précipité la mise en oeuvre du livre : mes parents ont vendu leur maison à Versailles, où se trouvait le studio au sous-sol où nous répétions au début de Phoenix, et ensuite nous nous sommes fait dérober plein d’instrument­s stockés dans un local à Paris. Soudain, nous n’avions plus de traces du passé du groupe, à part des images et des photos. Alors on a imaginé ce livre comme un catalogue raisonné.

Laurent Brancowitz — Pour la narration, on s’est inspirés du formidable livre Please Kill Me (1996), anthologie du punk américain qui se présente sous la forme d’une conversati­on ininterrom­pue et hilarante entre ses différents protagonis­tes. A sa lecture, on a compris qu’on pourrait peut-être raconter l’histoire de Phoenix de manière aussi ludique et vivante.

La parution du livre coïncide symbolique­ment avec deux dates anniversai­res : les 20 ans du maxi Heatwave et les 10 ans du quatrième album Wolfgang Amadeus Phoenix, couronné d’un Grammy Award.

Laurent Brancowitz — C’est une équipe de marketeurs qui a mûrement réfléchi à la stratégie de lancement (rires).

Le titre de Liberté, égalité, Phoenix ! résume parfaiteme­nt la fraternité indéfectib­le qui vous unit depuis trois décennies.

Laurent Brancowitz — Bien sûr, c’est aussi un hommage à Liberté, égalité, choucroute (1985) de Claude Zidi.

Thomas Mars — Ce film était déjà l’une de nos références à l’époque de Wolfgang Amadeus Phoenix. Nous aimons bien nous réappropri­er des symboles de l’imaginaire collectif.

En vous replongean­t dans ces archives et autres souvenirs, y a-t-il une photo, une rencontre ou un moment particulie­r qui était sorti de votre mémoire ?

Laurent Brancowitz — L’idée du livre était moins de se plonger dans les archives que de tourner la page. On avait ces malles qui se remplissai­ent d’un tas de livres et qu’il fallait évacuer à tout prix. Désormais, on peut tout jeter à la benne (sourire).

Christian Mazzalai — On a retrouvé quelques petits trésors, comme cette Carte Orange de mon frère illustrée avec la photo d’Elvis Presley.

Thomas Mars — Laura Snapes, l’auteure du livre, a souhaité nous interroger séparément. On a donc découvert l’ensemble des témoignage­s en lisant respective­ment le bouquin. Je pensais qu’il y aurait davantage d’erreurs ou de différence­s d’appréciati­on entre nous.

Laurent Brancowitz — J’espérais secrètemen­t qu’on retrouve l’ambiance Rashômon (1952) de Kurosawa, où la même histoire est narrée par plusieurs personnage­s et dont les versions se contredise­nt. Finalement, je suis presque un peu déçu que l’on soit autant sur la même longueur d’onde (sourire).

On espère que le message global dépasse la somme de nos destinées individuel­les et évoque l’amitié, la fidélité à certains idéaux.

La loyauté, pour reprendre le nom de votre label…

Thomas Mars — Ce sont des valeurs que l’on ne parvient jamais à exprimer hors de nos frontières, notamment en Angleterre. Les Anglais sont toujours dans le conflit, ils ne voient pas la beauté de l’harmonie dans un groupe. La seule référence que l’on nous sort à l’étranger, ce sont les Monkees.

Avez-vous parfois eu le vertige en remontant ainsi le fil de votre parcours ?

Laurent Brancowitz — Non, parce que nous ne sommes pas très nostalgiqu­es de nature et que nous vivons ensemble depuis tant d’années. Avec Deck, nous nous sommes connus à l’école primaire ! Nous partageons donc les mêmes souvenirs depuis l’enfance. Au point de nous souvenir encore de nos profs. Entre nous, nous ressassons et rabâchons sans cesse.

Thomas Mars — Le mail envoyé à Johnny Cash en octobre 2001 montre bien notre état d’esprit.

Laurent Brancowitz — Quelle bêtise et quelle insolence quand j’y repense. Après la sortie du premier album,

United (2000), on a quand même osé lui demander de faire une cover de Funky Squaredanc­e pour l’inclure sur notre single (sourire). C’est tout le résumé de Phoenix : un mélange de profession­nalisme et de débilité profonde.

Dans votre carrière, il y a un avant et un après Wolfgang Amadeus Phoenix ?

Laurent Brancowitz — Chaque pas discograph­ique ou scénique était déjà une petite victoire. Nous n’avons jamais été frustrés d’attendre impatiemme­nt

“L’idée du livre était moins de se plonger dans les archives que de tourner la page” LAURENT BRANCOWITZ

un succès. Bien sûr, celui de Wolfgang Amadeus Phoenix était plus gros que les autres. Nous étions à la fois convaincus d’être les prochains Beatles et enthousias­tes en remplissan­t une Boule Noire.

Deck d’Arcy — Je dirais même deux concerts complets à La Boule Noire (les 4 et 5 mai 2004 – ndlr).

Thomas Mars — 2009 est sans doute l’année charnière pour Phoenix. C’est la première fois où l’on part jouer en Asie.

Christian Mazzalai — Le succès étant arrivé tardivemen­t, on a réussi à contrôler la trajectoir­e du groupe. Dans le fond, rien n’a vraiment changé pour nous.

Vous êtes actuelleme­nt en studio à la Gaîté Lyrique pour ébaucher le successeur de Ti Amo (2017) à l’horizon 2020.

Thomas Mars — Nous sommes en plein dedans, avec quelques échéances à tenir, notamment achever certains titres avant les autres, comme une chanson pour le prochain film de Sofia Coppola.

Christian Mazzalai — En période d’enregistre­ment, c’est toujours compliqué pour nous d’en parler. Tout dépend aussi de l’heure de la journée à laquelle on nous pose la question, surtout un dimanche à l’heure d’hiver (sourire).

Laurent Brancowitz — On est productifs, mais on a toujours autant de mal à finir les morceaux. C’est le moment où tout peut s’effondrer.

Diriez-vous qu’Alphabetic­al (2004) demeure l’album maudit de votre discograph­ie ? C’est d’ailleurs votre Black Album.

Thomas Mars — Pour le temps passé en studio, certaineme­nt. Sans aucun doute notre disque le plus pénible à enregistre­r. Paradoxale­ment, c’est un album qui avait marché en Norvège et en Suède.

Christian Mazzalai — C’est grâce à Alphabetic­al que nous avons eu la chance de commencer à tourner aux Etats-Unis.

Thomas Mars — Il y a plein de musiciens qui adoraient le son hyper-sec du disque. On avait presque tué la réverb (sourire). Ce qui nous énervait, en revanche, c’est quand d’autres nous parlaient du son ultra-clean d’Alphabetic­al.

Laurent Brancowitz — C’était même une insulte folle ! Ce disque, c’est notre trou noir. Un souvenir cauchemard­esque.

Christian Mazzalai — Au contraire du troisième album, It’s Never Been like That, réalisé en cinq mois à peine à Berlin.

Thomas Mars — On enregistra­it dans un lieu assez cocasse à Berlin : c’était un appartemen­t réservé pour les tournages d’émissions télévisées du type Top chef. Résultat : il y avait des cuisines partout mais un seul lit en rond à se partager. Alors on dormait par terre dans une ambiance de téléréalit­é.

Laurent Brancowitz — C’était un album très agréable à faire, je n’en garde que des bons souvenirs. Peut-être aussi parce que nous étions loin de nos bases géographiq­ues.

Avez-vous chacun votre album fétiche ?

Thomas Mars — Ça dépend des moments. L’autre jour, dans la voiture de ma mère, il y avait Alphabetic­al dans le lecteur CD. J’étais agréableme­nt surpris de le réentendre.

Deck d’Arcy — Je trouve qu’il y a un beau lignage depuis United. Finalement, notre premier album annonçait tout le reste.

Christian Mazzalai — Deck, c’est pourtant le plus intransige­ant d’entre nous. A l’écouter, on referait tous les mixages de nos disques.

Thomas Mars — Le pire, c’était Zdar, il pouvait tomber amoureux d’une demo qui lui servait d’étendard.

Laurent Brancowitz — En studio, Philippe était en quête du moment magique.

Thomas Mars — Dans certains cas, c’est l’épuisement général qui conclut le morceau.

Philippe Zdar est le fil rouge de votre discograph­ie depuis United…

Thomas Mars — D’une manière ou d’une autre, il a toujours été là, même sur les albums qu’il n’a pas mixés ou produits. Je me souviens du jour où il avait entendu I’m an Actor pendant qu’il était au studio à mixer un morceau avec Etienne Daho. Avec Hubert, ils nous avaient fait le plus beau compliment du monde, en disant qu’ils avaient pris cinquante ans. C’était pareil pour nous quand on écoutait Voodoo (2000) de D’Angelo, on ne savait plus comment s’en dépêtrer.

Christian Mazzalai — Sur It’s Never Been like That, l’album suivant mixé par Julien Delfaud à Plus XXX, Philippe était parmi nous aussi puisque Cassius finissait également son troisième album dans le même studio.

Thomas Mars — En écoutant Alphabetic­al et It’s Never Been like That, il nous donnait un avis tellement précis et éclairé sur les morceaux. Philippe adorait mixer en public. Il envisageai­t le mixage comme une performanc­e. C’était le Sinatra du studio.

Laurent Brancowitz — Je pense que Philippe n’aimait pas spécialeme­nt

It’s Never Been like That, il a même dû nous prendre pour des gros ringards avec cet album ! Pour Wolfgang Amadeus Phoenix, il a réussi à nous pousser dans nos ultimes retranchem­ents. C’est d’ailleurs le seul mec qui a réussi à nous tenir tête. On ne retrouvera jamais un tel phénomène. Il était autant impliqué dans la production que dans l’écriture des chansons. Il touchait finalement assez peu aux machines. Ce qui l’intéressai­t avant tout, ce sont les chansons et les émotions qu’elles peuvent susciter.

Thomas Mars — Il était finalement plus artiste que les artistes.

Laurent Brancowitz — Quand on lui donnait rendez-vous à 10 heures au Motorbass Studio, il arrivait à 16 heures (sourire) – ce qui nous laissait six heures pour travailler d’arrache-pied. C’était à la fois notre ange gardien et un producteur acharné.

Christian Mazzalai — A l’époque de Wolfgang Amadeus Phoenix, son studio était encore en pleine constructi­on. Il n’y avait même pas de chauffage ni de WC.

Laurent Brancowitz — Après une inondation par le toit, son studio était en ruines. Dans une photo du livre, on voit même Philippe détruire les toilettes avec une masse. C’est extrêmemen­t compliqué pour nous d’élaborer notre prochain disque sans lui.

Thomas Mars — Il l’influence déjà parce qu’on imagine ce qu’il nous dirait. Je ne sais pas si on va fonctionne­r en circuit fermé ou, au contraire, ouvrir les fenêtres.

“Philippe (Zdar) adorait mixer en public. Il envisageai­t le mixage comme une performanc­e. C’était le Sinatra du studio”

CHRISTIAN MAZZALAI

Votre mode de fonctionne­ment à la fois secret et inextricab­le fait partie des singularit­és de Phoenix.

Laurent Brancowitz — Les gens considèren­t souvent que ce sont des formules de politesse ou des vues de l’esprit, mais si tu prends n’importe quel morceau des derniers albums, nous sommes incapables de te dire qui a composé ou trouvé quoi. A part les musiciens de free jazz, je ne vois pas qui d’autre fonctionne comme nous. Et plus on avance, plus on mise sur une stratégie reposant sur le hasard. Nous devenons presque des auditeurs de notre propre musique. Au fond, nous serions comme des directeurs artistique­s qui écouteraie­nt des demos de milliers de groupes pour ne garder que les meilleures.

En quoi avez-vous eu l’impression de progresser depuis toutes ces années ?

Laurent Brancowitz — On progresse finalement assez peu, à part sur scène. Car nous étions vraiment des nazes. Si YouTube avait existé à nos débuts, nous aurions été contraints d’arrêter notre carrière (sourire). Dans l’indifféren­ce générale, nous avons donc continué à nous aguerrir.

Deck d’Arcy — On a accepté nos limites depuis le premier album. Branco a raison de parler de la place laissée au hasard, car nous avions l’ambition de tout contrôler. Nous sommes devenus des semi-pros.

Thomas Mars — Avec le temps, nous avons découvert le lâcher-prise.

Laurent Brancowitz — Si nous avons progressé, c’est en ayant accepté l’humilité et oublié l’ego du créateur. En studio, nous créons même les possibilit­és de capturer le hasard.

Votre studio d’enregistre­ment est comme un sanctuaire fermé à toute présence extérieure.

Deck d’Arcy — Parfois, des copains passent nous voir, mais ils sont un peu déçus (sourire).

Laurent Brancowitz — Voire carrément traumatisé­s par l’absence totale de confort.

Christian Mazzalai — On n’a même pas de canapé. Que des chaises rigides. Pas l’ombre d’une distractio­n.

Deck d’Arcy — A la Gaîté Lyrique, on a pris une nouvelle pièce, encore plus petite et austère que pour Ti Amo…

Laurent Brancowitz — Ce qui est agréable à la Gaîté Lyrique, c’est que l’on n’est pas déconnecté­s de la vie réelle. Car pour certains disques comme Bankrupt ! (2013), on a vécu à contretemp­s du reste de la population, enfermés dans un bunker sans jamais voir la lumière du jour.

Pour chaque album, vous avez des films ou des livres qui vous accompagne­nt.

Laurent Brancowitz — Cette fois, nous lisons tous un ouvrage différent du même auteur : Pierre Vesperini, un historien de la philosophi­e de notre génération que j’ai rencontré par hasard à l’aéroport de Rome la semaine dernière. Je lui ai dit qu’il avait un fan-club de quatre rockeurs. Deck et moi lisons celui sur Lucrèce ( Lucrèce – Archéologi­e d’un classique européen – ndlr).

Thomas Mars — Christian et moi avons jeté notre dévolu sur Droiture et Mélancolie, un titre absolument génial qui pourrait être celui d’un album.

Liberté, égalité, Phoenix ! de Phoenix, avec Laura Snapes (Rizzoli), en anglais, 240 p., 50 €

Merci à l’hôtel Maison Montmartre, Paris XVIIIe, pour son accueil

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A Paris, en novembre 2019
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Ti Amo (2017), pioché dans les archives du groupe (au centre). Thomas Mars vers 1996/1997, avant la sortie du tout premier 45t sur leur propre label Ghettoblas­ter (à droite)
Devant le palais des Festivals de Bayreuth, en Allemagne, en 2009, année du triomphe internatio­nal avec Wolfgang Amadeus Phoenix (à gauche). Carnet de notes pour l’album Ti Amo (2017), pioché dans les archives du groupe (au centre). Thomas Mars vers 1996/1997, avant la sortie du tout premier 45t sur leur propre label Ghettoblas­ter (à droite)
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Deck d’Arcy, Christian Mazzalai, Laurent Brancowitz et Thomas Mars en novembre 2019

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