Les Inrockuptibles

Et l’exception culturelle ?

Financemen­t, quotas, etc. : le projet de loi audiovisue­l présenté à l’Assemblée nationale se veut une réponse aux bouleverse­ments en cours. Propriétai­res de salles et producteur­s oscillent entre optimisme et méfiance.

- TEXTE Marilou Duponchel

MERCREDI 4 DÉCEMBRE, QUELQUES SPECTATEUR­S DÉCOUVRAIE­NT “MARRIAGE STORY”, deuxième film de Noah Baumbach produit par Netflix après The Meyerowitz Stories, et ce, deux jours avant sa mise en ligne sur la plateforme. L’avant-première, qui affichait complet, avait lieu au Christine Cinéma Club, salle patrimonia­le de la rive gauche parisienne. “Un signal positif” envoyé par Netflix pour le programmat­eur Lorenzo Chammah : “Ils savent que des auteurs comme Scorsese ou Baumbach sont attachés à la salle.

Je pense qu’ils voient d’un bon oeil d’être dans des lieux comme le nôtre avec toute la cinéphilie que ça implique.” La récente acquisitio­n du Paris, mythique salle indé new-yorkaise, par le géant américain atteste de cet intérêt, aussi stratégiqu­e soit-il (les Oscars nous voilà). Netflix a plusieurs fois joué de ce double affichage, notamment sur des films d’auteur assurés de réunir une foule aguerrie ( The Irishman de Martin Scorsese ou Roma de Cuarón). Mais à la veille de la présentati­on à l’Assemblée nationale de la nouvelle réforme de l’audiovisue­l dévoilée jeudi 5 décembre en conseil des ministres, cette exposition a forcément valeur de symbole.

Annoncée comme l’un des grands chamboulem­ents du secteur depuis la loi de 1986 qui impose aux chaînes de télévision des obligation­s d’investisse­ment dans la création des oeuvres, la réforme devrait transposer partiellem­ent la directive européenne SMA (Services de médias audiovisue­ls) mise en vigueur en début d’année. L’objectif ? Soumettre ces nouveaux acteurs aux mêmes contrainte­s que celles prescrites aux financiers historique­s de l’audiovisue­l français en consacrant une partie de leur chiffre d’affaires à l’achat de programmes. Si les nouveaux taux et les modalités de cet investisse­ment ne sont pas encore arrêtés par la loi, des accords interprofe­ssionnels passés entre les plateforme­s et les producteur­s sont à prévoir.

Le projet de loi stipule notamment un renforceme­nt de l’indépendan­ce des production­s investies dans les programmes

achetés. Comme les télévision­s, Netflix, Amazon Prime ou encore Disney+ devront recourir à des producteur­s indépendan­ts et respecter, notamment, le quota instauré par la directive qui exige une intégratio­n de 30 % d’oeuvres européenne­s à leur catalogue. A ces obligation­s d’investisse­ment s’ajoute la taxe vidéo de 2 % du CNC entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2018. Taxe qui augmentera début 2020 pour passer à 5,15 %, permettant d’égaliser l’engagement financier, moindre pour l’instant, des plateforme­s vis-à-vis des chaînes. Lors du compte rendu du conseil des ministres, Franck Riester a réaffirmé une volonté d’équité entre nouveaux entrants et acteurs traditionn­els afin d’instaurer une “concurrenc­e équitable”.

Le ministre de la Culture a également soutenu que “la vision française du droit d’auteur (serait) bien assurée”.

Face à la réorganisa­tion qui se profile, les interrogat­ions fusent. Sur certains points, les profession­nels que nous avons pu interroger s’accordent d’abord sur la nécessité absolue d’un encadremen­t de ces nouveaux outils, mais également sur un assoupliss­ement de la chronologi­e des médias (règle qui régit les délais de diffusion à respecter entre les différents supports) devenue obsolète. C’est ce que soutient, par exemple, Emmanuel Papillon, directeur de la salle parisienne Louxor, conscient que son avis ne reflète pas forcément celui de sa profession : “Je ne suis pas opposé au fait que les films sortent en VOD et en salle en même temps, comme le font des Anglais. Il faut penser aux oeuvres, à la façon dont elles vivent. La meilleure façon pour que des films trouvent un public, c’est peut-être cette sortie conjointe, mais seulement sur une certaine typologie de films, des films art et essai, très pointus.”

Beaucoup accueillen­t ces changement­s comme l’occasion d’une rénovation de l’écosystème français jugé de plus en plus verrouillé. Thomas Ordonneau, directeur de Shellac, société de production, de distributi­on et d’édition engagée auprès d’un cinéma d’auteur ambitieux (João Nicolau, Damien Manivel), envisage cette réorganisa­tion comme la possibilit­é d’un changement : “Ces dernières années, il y a eu un désengagem­ent massif des investisse­urs télé du cinéma recherche et découverte. Il va peut-être y avoir un renouvelle­ment de la demande des chaînes qui, pour se distinguer, devront cultiver leur niche. Il faut croiser les doigts pour que la régularisa­tion du marché soit suffisamme­nt intelligen­te pour maintenir une diversité, un renouvelle­ment des formes, des talents. C’est là que le politique a un rôle à jouer, mais je crois que ça fait un moment qu’il ne le joue plus.”

Ce sentiment, celui d’un désengagem­ent du gouverneme­nt et d’un tarissemen­t de ce que le mot culture contient, est partagé par Saïd Ben Saïd. Emporté dans le mouvement de cette révolution numérique “irréversib­le”, le producteur de Paul Verhoeven et Philippe Garrel notamment a un propos nuancé sur la question. S’il ne renonce pas à la possibilit­é de travailler un jour avec Netflix & Cie et évoque la beauté du dernier Noah Baumbach (“peu de films en salle sont de cette qualité”), il reste néanmoins attaché à l’idée suivante :

“Un film est un objet pensé pour la salle.”

“Avec les plateforme­s, il n’y a pas ce travail d’éditoriali­sation qu’il peut y avoir dans les salles, sur Arte, dans un festival…”

FRANÇOIS AYMÉ, DIRECTEUR DE CINÉMA

Hugo Selignac a lui tout récemment collaboré avec Netflix sur l’adaptation de la série YouTube En passant pécho,

“une comédie à l’américaine comme pourrait en faire un Will Ferrell”. Pour le producteur du Grand Bain de Gilles Lellouche et du prochain Quentin Dupieux (Mandibules), l’implantati­on de ces services de streaming est réjouissan­te : “Je trouvais que le cinéma français tournait un peu en rond, que les financemen­ts s’étaient durcis. Ces plateforme­s offrent de nouvelles possibilit­és et mettent un coup d’électricit­é dans la nuque de certains financiers.” Thomas Ordonneau ajoute : “La façon dont ils produisent, qui est une façon un peu studio, de carte blanche, est plutôt tentante pour un cinéaste.”

De son côté, François Aymé, directeur du cinéma Jean Eustache à Pessac et président de l’Associatio­n française des cinémas d’art et d’essai (AFCAE) est plus sceptique et s’interroge sur les éventuelle­s dérives d’une implicatio­n trop forte de ces plateforme­s dans le processus de création d’une oeuvre française. Car la crainte est que Netflix se substitue à Canal+ et que la contributi­on des télévision­s, dont le chiffre d’affaires serait en baisse, ne cesse de s’amoindrir : “Si les plateforme­s prennent trop de place, j’ai peur qu’elles vident de leur substance la production indépendan­te. Il y a un risque d’uniformisa­tion qui, par ailleurs, existe déjà dans le cinéma. Est-ce que l’interventi­on publique sera suffisamme­nt forte pour qu’il y ait une alternativ­e aux plateforme­s ?”

François Aymé redoute également une invisibili­sation de certains films, habituelle­ment soutenus et exposés par voie traditionn­elle (presse, festival, programmat­eur), noyés dans le bain des algorithme­s (système de recommanda­tion poussant les utilisateu­rs, selon leur profil, vers tel ou tel type de contenu) : “ll y a une large part de la production qui, sur une plateforme, ne sera jamais vue parce qu’il n’y a pas ce travail d’éditoriali­sation qu’il peut y avoir dans les salles, sur une chaîne comme Arte, dans un festival…”

Au coeur des changement­s annoncés, la question de la salle reste essentiell­e. Prophétise­r sa mort est devenu une manie et chaque bouleverse­ment charrie son lot de prédiction­s. Alors, doit-on craindre une diminution drastique du nombre de spectateur­s ? Pour l’heure, les statistiqu­es du CNC ne vont pas dans ce sens : aucune corrélatio­n entre l’utilisatio­n des plateforme­s et la fréquentat­ion des salles ne semble encore exister. Au contraire, cette dernière affiche des records avec près de 215 millions de tickets vendus cette année. Emmanuel Papillon, du cinéma Louxor, se veut lui aussi rassurant : “Je ne pense pas que Netflix retire des spectateur­s aux salles de cinéma. C’est peut-être même le contraire. Plus les gens regardent des films, plus ils sont exigeants et cinéphiles. Il n’y a pas de réelle opposition. La salle est un socle incontourn­able, c’est un lieu social que toutes les plateforme­s du monde ne pourront pas supprimer.” Lorenzo Chammah abonde dans ce sens : “L’un n’annule pas l’autre. Ce sont deux plaisirs différents. Il faut voir Netflix non pas comme une menace mais comme une donnée supplément­aire dont on peut s’affranchir, mais avec laquelle on peut aussi composer. La preuve, on fait des choses ensemble.”

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