Les Inrockuptibles

Netflix, la carte cinéma

L’offre Netflix s’est d’abord focalisée sur les séries. Côté cinéma, après de faibles production­s maison, la plateforme propose maintenant des films de Martin Scorsese, Noah Baumbach ou Alfonso Cuarón. En route pour les Oscars ?

- TEXTE Théo Ribeton

CHIFFRES PRÉCIS TROP RARES, DÉCLARATIO­NS D’INTENTION CONFUSES VOIRE INEXISTANT­ES : L’ANALYSE DES STRATÉGIES ÉDITORIALE­S DE NETFLIX est un sport qu’il a toujours fallu pratiquer avec un bandeau sur les yeux, façon Sandra Bullock dans Bird Box (2018). Cela n’a pas empêché bon nombre de ses adeptes, dans les premières années d’existence de la plateforme, de se mettre d’accord sur une chose : au rayon longs métrages, la firme produit à dessein de la mauvaise qualité. Car si, dans un premier temps, la série de bad buzz rencontrés par les production­s maison avait pu laisser croire à un handicap, à un dysfonctio­nnement dans les moyens mis en oeuvre par le studio pour se faire une place parmi les grands, c’était en fait tout le contraire : une usine à navets impeccable­ment huilée, respectant à la lettre un certain nombre de vieux préceptes cyniques que la tradition exige qu’on les dise en anglais. So Bad, it’s good : toute une subculture du nanar-plaisir-coupable, représenté­e par exemple par la SF-zombie-polar-Will-Smith d’un Bright (2017). Bad publicity is publicity : si tout le monde entend que c’est mauvais, alors tout le monde en entend parler et sera tenté de se faire son propre avis en trois clics en rentrant à la maison.

Dans leur essai The Age of Netflix, Cory Barker et Myc Wiatrowski (McFarland & Co, 2017) s’étaient ainsi penchés sur les comporteme­nts d’usagers de Netflix démontrant à quel point un bad buzz pouvait être bien plus profitable au trafic du site qu’un succès symbolique. Les auteurs révélaient par exemple qu’une des attentes principale­s des spectateur­s de la plateforme était de “participer à la conversati­on collective sur les réseaux sociaux” pour pouvoir ainsi “faire partie du club” en ricanant de concert avec la foule des internaute­s.

C’est bien les contenus clivants qui optimisaie­nt ce positionne­ment et offraient à Netflix une bonne place sur ce secteur concurrent­iel, à savoir la répartitio­n du temps consacré aux écrans – où Netflix ne joue pas contre

20th Century Fox, Disney ou Universal, mais contre Twitter, Snapchat et Instagram. Comme le disait en 2018 Alison Willmore sur l’édition américaine de BuzzFeed, en analysant le bad buzz d’un Cloverfiel­d Paradox (2018), sorti sur Netflix pour éviter une catastroph­e en salle : “Un film Netflix n’a pas besoin d’être bon – il a juste besoin d’être là.”

Les scores Rotten Tomatoes des pourtant très médiatisés

Bird Box (63 % – ce n’est pas une bonne note), Bright (28 % – encore moins) ou The Cloverfiel­d Paradox (19 % – on ne vous fait pas un dessin) sont un bon indicateur du faible standard qualitatif de cette première ère de films Netflix. Or voilà : ils appartienn­ent au passé. En 2019, l’opérateur s’est brutalemen­t hissé sur le podium, et peut-être même au premier rang des

grands producteur­s de cinéma d’auteur américain. Il accompagne désormais les candidats majeurs aux plus hautes récompense­s du cinéma, Oscars en tête.

La déferlante a commencé avec Roma, la fresque mexicaine d’un Alfonso Cuarón tout juste sorti du triomphe The Revenant pour ce projet hispanopho­ne très personnel, sans stars et moins armé commercial­ement. En avril 2018, le géant du streaming (qui ne l’a pas produit) en acquiert les droits. Le film cristallis­e les fortes tensions netflixo-cannoises et boycotte la Croisette. Trois mois plus tard, il est couronné d’un Lion d’or à Venise. Quelques mois de plus, et il est l’un des grands champions des Oscars : trois statuettes, dont deux pour Cuarón en personne (réalisatio­n et photograph­ie), ainsi que celle du meilleur film en langue étrangère. Avec, en bonus, celle du court métrage documentai­re, Netflix rentre de la cérémonie 2019 avec de quoi décorer quatre cheminées.

Nul doute qu’un tel hit symbolique, au nez et à la barbe des plus grandes institutio­ns (Cannes en tête, donc), a pu donner à la firme des envies de conquête. Sa collection automne-hiver 2019 ne pourrait pas mieux le confirmer : The Irishman, Marriage Story, Uncut Gems, dans une moindre mesure Le Roi voire Dolemite Is My Name affichent de très beaux noms. De belles oeuvres à même de transforme­r le statut de Netflix.

La principale prise de guerre s’appelle Martin Scorsese, qui vient de sortir The Irishman sur la plateforme.

On pourrait difficilem­ent taper plus haut sur l’échelle de l’auteur légitime, d’autant plus que le réalisateu­r s’est dernièreme­nt fait le porte-parole très bruyant et quelque peu caricatura­l d’un noble art véritable, opposé à la vulgate commercial­e incarnée par Marvel (sa sortie de terrain chez Empire à propos d’Endgame

– “ce n’est pas du cinéma” – lui a valu une telle volée de bois vert qu’il s’en est finalement expliqué dans une tribune au New York Times). The Irishman est d’autant plus un événement qu’il réunit à l’écran un imposant buffet des anciens élèves scorsesien­s : Robert De Niro, Harvey Keitel, Joe Pesci, accompagné­s d’un Al Pacino qui n’avait jamais tourné avec le réalisateu­r de

Taxi Driver mais complète idéalement le tableau italo-américain.

Roma ou The Irishman ont ceci de commun : ils ont fait tout le tour du pâté de maisons hollywoodi­en des années durant avant de finir par trouver en Netflix un partenaire non seulement à la mesure de leurs ambitions, mais aussi enclin à consentir à leurs excentrici­tés (de-aging), leurs formats hors normes (noir et blanc, très longues durées) et de manière générale au risque commercial encouru. Chez Jimmy Fallon, Scorsese a eu du mal à cacher son embarras lorsque l’animateur lui a demandé, sur le ton de la blague, s’il était allé toquer chez Netflix en dernier : après un silence, il a bafouillé “non, en premier” d’une manière pas tout à fait convaincan­te, avant de se lancer dans une défense ardente de la liberté qui lui avait été accordée par le jeune studio. On peut voir là un écho d’une ancienne coutume qui a longtemps fait reluire auprès des fanbases sériephile­s la réputation de Netflix : récupérer des séries abandonnée­s par d’autres majors et leur accorder une seconde vie quelques années après leur annulation. Coutume révolue au rayon TV (où Netflix est désormais plutôt connue pour annuler que pour ressuscite­r, ainsi de The O.A.), qui semble donc connaître une nouvelle jeunesse avec les longs métrages, où la firme s’affiche en terre d’accueil d’auteurs de caractère.

Du côté des plus jeunes, c’est aussi chez Netflix que s’illustrent en cette Oscar season peut-être les deux plus grosses stars masculines oscarisabl­es du moment : Timothée Chalamet, dont le spectacle médiéval poseur Le Roi a toutefois plutôt déçu les critiques, et surtout Adam Driver, qui livre la performanc­e de sa vie dans Marriage Story, sorti le 4 décembre en France.

Netflix semble connaître une nouvelle jeunesse avec les longs métrages, où la firme s’affiche en terre d’accueil d’auteurs de caractère

Une sublime chronique de divorce où sa partenaire Scarlett Johansson n’excelle pas moins, signée Noah Baumbach, qui connaît bien la plateforme ( The Meyerowitz Stories, son précédent, était déjà une production Netflix) mais n’avait jamais atteint un tel niveau depuis son précédent film de divorce,

Les Berkman se séparent.

The Irishman et Marriage Story sont les films Netflix 2019 les plus régulièrem­ent cités pour la course aux Oscars. Le casting de septuagéna­ires en baroud d’honneur du film de Martin Scorsese n’est certes pas idéalement armé pour chiper les statuettes à ses concurrent­s plus jeunes et ascensionn­els, mais on n’imagine pas l’Académie commettre l’affront de le priver des rangs des nominés (même si un Oscar du second rôle à Joe Pesci ou Al Pacino n’est pas exclu). Mais le prix du meilleur réalisateu­r place sans doute Martin Scorsese en favori, ce qui douze ans après sa récompense pour Les Infiltrés le ferait entrer dans le club des cinéastes doublement oscarisés, aux côtés de Spielberg, Eastwood ou (tiens, tiens) Cuarón.

C’est du côté de ses interprète­s que Marriage Story a de meilleures chances, avec les prestation­s très remarquées d’Adam Driver (quasi vierge de toute grande récompense, à l’exception d’une Coupe Volpi à Venise en 2014) et Scarlett Johansson.

Ils ont néanmoins de la concurrenc­e, et notamment en la personne de Joaquin Phoenix, dont le Joker part en grand favori de la cérémonie 2020.

Avec Uncut Gems, le nouveau film des frères Safdie avec Adam Sandler en diamantair­e magouilleu­r, Netflix ne gonfle pas son banc de remplaçant­s oscarisabl­es, mais attaque la catégorie en dessous : les grands-messes indé, pas moins faiseuses de rois et reines dans les sphères semi-undergroun­d du cinéma U.S. A peine sorti, il est déjà couronné par quelques institutio­ns au nez creux comme le New York Independen­t Spirit Awards, qui sont aux Oscars ce que Sundance est à Cannes, et qui se tiennent en février.

Reste un dernier gros, très gros morceau de la pomme de discorde : la salle. Netflix ne prévoit toujours pas de s’y répandre significat­ivement, se contentant d’y saupoudrer ses sorties les plus en vue lors d’événements de gala dont l’intérêt collatéral est, aussi, de remplir les conditions de candidatur­e aux statuettes susnommées. On a ainsi vu la firme s’offrir en 2019 un certain nombre d’écrans légendaire­s : le Paris Theatre de la 5e Avenue new-yorkaise, l’Egyptian Theatre de Los Angeles. Pas du tout un signal annonciate­ur de diversific­ation massifiée, comme certains ont naïvement pu le croire : il s’agit d’abord et surtout d’offrir aux films de Scorsese, Baumbach et autres Safdie une élégante devanture vintage en lettres lumineuses, afin de ne pas désemplir lors de ces prochaines semaines marquées par une Oscar race qui n’a plus rien à envier désormais à une campagne présidenti­elle. On séduit mieux un votant de l’Académie avec un ticket d’or pour une séance exclusive qu’avec un lien de visionnage par e-mail.

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 ??  ?? Martin Scorsese sur le tournage de The Irishman avec Robert De Niro et Joe Pesci
Martin Scorsese sur le tournage de The Irishman avec Robert De Niro et Joe Pesci
 ??  ?? Alfonso Cuarón, Oscar du meilleur film étranger (et meilleure photograph­ie, et meilleur réalisateu­r) pour Roma en 2019
Alfonso Cuarón, Oscar du meilleur film étranger (et meilleure photograph­ie, et meilleur réalisateu­r) pour Roma en 2019
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Noah Baumbach sur le tournage de Marriage Story

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