Les Inrockuptibles

ROBERT EGGERS

Inspiré d’Edgar Allan Poe, The Lighthouse, avec Willem Dafoe et Robert Pattinson, impose ROBERT EGGERS en styliste majeur de l’horreur. En noir et blanc, dans un format atypique, le film puise dans le passé du cinéma sans renoncer à la modernité.

- TEXTE Théo Ribeton

Avec The Lighthouse, le cinéaste s’impose en styliste de l’horreur

ON POURRAIT AUJOURD’HUI SCINDER GROSSIÈREM­ENT LA PRODUCTION AMÉRICAINE DE CINÉMA D’AUTEUR HORRIFIQUE en deux grandes écuries. D’un côté, Blumhouse, mastodonte du genre dans sa forme plus commercial­e, grande usine à franchises d’épouvante (American Nightmare, Insidious…) accueillan­t également en son sein des poulains plus auteuriste­s (en premier lieu le nouveau master of horror Jordan Peele, qui y a signé Get Out et Us). De l’autre, A24, soit à l’inverse le mastodonte du cinéma indépendan­t sous toutes ses formes (de Spring Breakers d’Harmony Korine à Lady Bird de Greta Gerwig) abritant, en outre, quelques recrues portées sur l’épouvante.

La plus connue d’entre elles est Ari Aster ( Hérédité et surtout le hit 2019 Midsommar), et la seconde s’appelle Robert Eggers. Arrivé sur la scène, à 32 ans, de façon tonitruant­e avec un premier long métrage, The Witch (qui fit par ailleurs entrer A24 dans une nouvelle ère de maturité, en accédant à la distributi­on mondiale et non plus seulement américaine), il sort aujourd’hui son deuxième film, six mois après sa présentati­on à Cannes à la Quinzaine des réalisateu­rs. The Lighthouse, avec Robert Pattinson et Willem Dafoe, chronique la plongée progressiv­e vers la folie d’un gardien de phare prisonnier d’un supérieur mystérieus­ement cinglé, sur une île hostile où se fait sentir la menace grandissan­te de l’isolement et de l’abandon.

Eggers, que nous avons rencontré à Deauville (où

The Lighthouse s’est un peu fait chahuter, ce qui est bon signe pour un film censé remuer les esprits), a d’autres points communs avec son collègue Aster. Comme lui, il aime reconquéri­r de vieux paganismes oubliés du cinéma d’horreur, à rebours des standards contempora­ins faits de jump scare et de torture porn : au même titre que Midsommar a fait découvrir au public de 2019 une folk horror tombée dans l’oubli depuis 1973, Le Dieu d’osier – chef-d’oeuvre de Robin Hardy porté par Christophe­r Lee, remaké dans une relative indifféren­ce en 2007 avec Nicolas Cage –, Eggers s’amuse avec d’encore plus anciennes terreurs sorcières, extirpées de cinémas lointains, souvent scandinave­s, parfois muets.

The Witch a souvent été comparé au légendaire Häxan

(La Sorcelleri­e à travers les âges) de Benjamin Christense­n (1922). The Lighthouse, filmé en noir et blanc et au format 1 : 19, n’est pas sans évoquer les premiers grands maîtres nordiques du film de mer sauvage et d’éléments déchaînés, de Robert Flaherty ( L’Homme d’Aran, 1934) aux paysages suédois de Victor Sjöström – dont Eggers revendique l’influence.

Mais le name dropping doit s’arrêter là. “On me parle trop de mon cinéma comme d’un cinéma de la citation”, déplore le réalisateu­r qui, avec son calme profond, ses vêtements noirs et sa parole lettrée, ressemble au genre de personnes qu’on croiserait dans la foule d’un concert de drone d’avant-garde. “Il y a beaucoup d’éléments de mon film qui sont reliés au cinéma de genre muet, mais ce n’est pas un travail de reconstitu­tion ni de décalque. Le format du cadre est celui de cette époque, certes (le même que celui de L’Aurore ou de M le Maudit – ndlr), mais ce n’est pas la principale raison : c’est très compliqué de filmer un phare avec une image trop horizontal­e… Certaines de nos caméras étaient en effet des reliques de parfois plus d’un siècle, prêtées par Panavision pour nous permettre de retrouver certains aspects de la photograph­ie primitive. Mais si par ailleurs vous prêtez plutôt attention à la lumière, vous vous rendrez compte que la manière dont nous traitons le noir et blanc est très contempora­ine, sans rapport avec certains défauts emblématiq­ues de l’époque.”

The Lighthouse ne manque ainsi pas de références fort instruites (son corpus de “films de phare” va de Rintintin à Jean Grémillon), mais ce n’est pas un objet de fétichisme vintage aveugle, un genre de The Artist d’horreur – une imitation scrupuleus­e et inhabitée de techniques et de codes stylistiqu­es passés. Eggers n’est pas ce genre de nostalgiqu­e obsessionn­el, et tant mieux, car il a eu de quoi consacrer sa technique à d’autres problèmes. Tourné en 2018 au Canada dans des conditions très dures, le film a eu sa juste dose d’avaries.

“Il y avait absolument tout sur le papier pour que ce soit une catastroph­e et je m’y étais préparé. Mais je ne m’attendais pas à ce que ça aille si loin.” Entendez : un matériel fragile et onéreux soumis à une véritable fureur climatique, avec des semaines de pluie ininterrom­pue, une équipe livrée à elle-même et manquant du confort élémentair­e sur un lieu de tournage très éloigné où il

“Il y a beaucoup d’éléments de mon film qui sont reliés au cinéma de genre muet, mais ce n’est pas un travail de reconstitu­tion ni de décalque” ROBERT EGGERS

a, d’ailleurs, fallu construire ex nihilo l’élément principal

(le phare). Et, pour couronner le tout, un sujet lui-même propice aux plus intenses tensions, avec un principe inhérent au film de recherche de la folie et de la violence chez ses interprète­s, qui n’a fait qu’ajouter au chaos du tournage.

S’étant livré pour Interview Magazine à l’exercice de l’interview mutuelle avec son partenaire de jeu Willem Dafoe, Robert Pattinson y a confié avoir été “plus proche que jamais de frapper un réalisateu­r au visage”, racontant une scène où il devait marcher sur la plage contre une pluie battante. Il s’était plaint au bout de la cinquième prise d’avoir l’impression qu’on l’arrosait à la lance à incendie avant de se voir rétorquer : “Bah, c’est le cas, je suis en train de t’arroser à la lance à incendie.”

The Lighthouse doit beaucoup à ses acteurs, qui ont donc dû donner de leur personne, et notamment sa faisabilit­é même – pas vraiment garantie pour un film en noir et blanc et de ce format, sans le soutien très anticipé de ces deux mastodonte­s (Dafoe a directemen­t écrit son admiration à Eggers après avoir vu The Witch). “Je ne leur ai pas fait croire de sornettes : j’ai dit que ce serait difficile, qu’on tournerait en Nouvelle-Ecosse, qu’il pleuvrait, que ce serait dans un format pas du tout à la mode. Ça les a d’autant plus excités.”

Il doit aussi à ses ancêtres littéraire­s. Robert Eggers, qui a écrit le scénario avec son frère Max, y voit l’origine première du film. “Initialeme­nt, c’est une nouvelle très courte d’Edgar Allan Poe, qu’il n’a pas eu le temps de terminer avant de mourir et qui est de ce fait encore plus terrifiant­e.” The Light-House : la chronique d’un gardien de phare racontant, jour après jour, sa solitude et ses observatio­ns techniques sur un phare ne déplorant pas particuliè­rement d’avarie, bien qu’une tempête se prépare.

Le quatrième jour, le récit s’arrête. Un néant inexpliqué qui a fasciné les deux frères (“Poe l’a emporté avec lui, c’est si obsédant”) mais les a emmenés ensuite beaucoup plus loin. “C’est devenu l’occasion de reconvoque­r tout un imaginaire de littératur­e gothique qui m’est très cher et dont les principaux noms sont connus, comme Poe, mais d’autres un peu moins, comme Sarah Orne Jewett, à qui j’accorde beaucoup de valeur.” Une romancière américaine dont le chef-d’oeuvre, The Country of the Pointed Firs (1896), est un texte hybride entre le roman et le catalogue de scènes, explorant le thème de l’isolement dans des villages de pêcheurs à l’abandon sur la côte du Maine.

Et quel sens occulte, quelle vibration secrète nourrissen­t la fascinatio­n d’Eggers pour ce phare, alors ? On lui demande s’il n’y a pas, dans les méandres de ce projecteur perché dans une tour inaccessib­le, qui rend fou et aveugle celui qu’on a chargé de l’actionner, de le protéger et in fine de le vénérer, un avatar un peu méta du cinéma et de la cabine du projection­niste. Eggers attrape l’idée au vol : “Je n’y avais jamais vraiment pensé comme ça, mais ça me plaît beaucoup. Il y a sûrement quelque chose de très voisin dans la fascinatio­n, l’espèce de boîte de Pandore qui plane autour de la lampe.” Eggers se tait quelques secondes, regarde en l’air, et on l’imagine plongé dans d’intenses réflexions sur la puissance aliénante de l’image, la brûlure des yeux et de l’âme. Finalement, c’est une simple anecdote :

“Une fois, à une projection du film, on m’a demandé pourquoi je n’avais pas filmé ce que le personnage de Rob voit à la fin du film. J’ai répondu : ‘Si je le faisais, le même sort que lui vous serait réservé.”

The Lighthouse de Robert Eggers, avec Willem Dafoe, Robert Pattinson (E.-U., Can., 2019, 1 h 49)

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Avec Robert Pattinson (à gauche) sur le tournage de The Lighthouse

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