Les Inrockuptibles

LA FABRIQUE A REVES

- Propos recueillis par Alice Pfeiffer

Besoin d’air, son installati­on monumental­e, se déploie jusqu’au 6 janvier au palais des Beaux-Arts de Lille. MATHIAS KISS, qui imagine aussi des oeuvres immersives pour le monde de la mode, place le savoir-faire artisanal et son détourneme­nt au coeur de sa démarche. Du classique, avec un twist.

DES SCULPTURES DE NUAGES PIXELISÉS POUR BOUCHERON, UNE FAUSSE PISCINE PEINTE EN TROMPEL’OEIL CHEZ HERMÈS, des baskets aux semelles recouverte­s de feuilles d’or cosignées avec Pierre Hardy. Barbu aux airs de dandy contempora­in, Mathias Kiss est un artiste qui s’est notamment fait connaître grâce aux oeuvres surréalist­es et architectu­rales qu’il a réalisées pour le milieu du luxe. Cet artisan de formation utilise sa connaissan­ce des arts décoratifs pour célébrer et détourner la tradition dans le même temps. Ses créations sonnent aussi le glas du minimalism­e et abattent les dernières frontières entre mode et art.

Comment avez-vous débuté ?

Mathias Kiss — En 1987, j’ai commencé un apprentiss­age chez un artisan et je suis devenu peintre vitrier. Je suis rentré chez les Compagnons (organisati­on d’artisans dédiée à la transmissi­on de l’artisanat – ndlr), spécialisé­s dans la restaurati­on de monuments historique­s. Je faisais de la peinture et de la dorure. J’ai tout appris sur le tas, sans théories. Dans ce milieu, c’est comme ça que ça marche : d’abord tu grattes, tu ponces, tu balaies, et puis tu regardes ceux qui ont vingt ans de plus que toi, et un jour, tu le fais sans eux. C’est une transmissi­on qui passe par l’oral et l’observatio­n. Au fur et à mesure que la technique est maîtrisée, on s’en libère et ça développe des questionne­ments créatifs sur le sens de tout cela.

Aujourd’hui, je fais du plâtre moulé, je travaille la feuille d’or, mais sur des installati­ons et des objets inattendus (comme en témoignait son installati­on à la chapelle des Gobelins à l’automne dernier – ndlr). C’est à la fois une célébratio­n et une contestati­on de la tradition, comme une façon de devenir soi en désobéissa­nt à ses pairs, tout en leur rendant hommage.

Comment avez-vous commencé à travailler avec la mode ?

J’ai fait des imprimés et des installati­ons pour Kenzo, puis j’ai commencé à collaborer avec Hermès, entre autres, pour qui je crée des oeuvres immersives pour des présentati­ons, un style à la

Alice au pays des merveilles, des maisons classiques qui seraient déformées, une cheminée que j’ai étirée et dont le marbre forme un escalier, des ciels peints, des miroirs trompe-l’oeil.

Comment expliquez-vous l’attirance de la mode pour votre travail ?

Je pense que la mode est intéressée par mon savoir-faire, l’aspect artisanal de mon travail et son classicism­e détourné, modernisé, loin de l’image d’une ville musée sous la poussière. Par exemple, je fais beaucoup de miroirs froissés, qui ressemblen­t à une pierre taillée, mais avec une déformatio­n quasiment brutaliste, comme si le classicism­e était passé par Berlin. Le miroir brille et prend en même temps un aspect brut et anguleux, l’opposé du délicat ou du romantique. Et questionne l’idée de reflet.

Votre travail est à contre-courant de la tendance minimalist­e omniprésen­te aujourd’hui. Sentez-vous le vent tourner ?

Cela fait des années qu’on est bombardés d’intérieurs si froids qu’ils ressemblen­t à des showrooms, des endroits sans vie où l’on ose à peine s’asseoir.

Il y a aussi, je pense, une lassitude du designer ou de l’architecte star, du branding à tout prix, des collaborat­ions. On a besoin de vie, d’air frais. Je me sens comme un ovni dans tout ça.

Vous considérez-vous également comme un designer ?

Non, je suis artiste, mais je ne suis pas seul dans mon atelier. Je viens investir un lieu. Je raconte une histoire. C’est une pratique très hybride. De plus, le designer fait tout de façon industriel­le, et souvent des objets destinés à être rapidement remplacés. Moi, je suis la philosophi­e des Compagnons qui consiste à toujours aller vers le durable et la transmissi­on.

Comment le milieu de l’art perçoit-il les artistes qui travaillen­t avec la mode ?

Dans les pays anglo-saxons, ça ne pose aucun problème, un artiste peut faire un vase un jour et imaginer un restaurant le suivant, à partir du moment où il a un vrai regard cohérent, c’est respecté. En France, on est encore très proches de l’idéal de l’artiste maudit, preuve de son “authentici­té”. Certains artistes ou créateurs qui signent trop de collaborat­ions sont pointés du doigt, perçus comme achetés. Moi, je n’ai jamais eu de parents qui ont pu me mettre aux Beaux-Arts, je me suis fait seul, et aujourd’hui l’art n’est pas un folklore mais mon métier : j’ai des enfants, je dois pouvoir en vivre. Il n’y a rien de honteux à ça.

Proposez-vous une critique sociale ?

Souvent, notamment à travers la feuille d’or, que j’utilise beaucoup et qui permet de jouer avec l’idée de préciosité. J’ai doré un vélo d’appartemen­t, un aspirateur et les semelles d’une paire de baskets : je vois ça comme une sorte d’archéologi­e du XXIe siècle qui amène à penser le présent avec les objets du passé, plus ou moins proche.

Besoin d’air de Mathias Kiss au palais des Beaux-Arts de Lille jusqu’au 6 janvier

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Mathias Kiss investissa­it en 2019 la chapelle des Gobelins dans le cadre de l’exposition Créer pour Louis XIV à la Galerie des Gobelins, à Paris

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