Les Inrockuptibles

L’enfer, est-ce les autres ?

Avec Les Diables, pièce écrite essentiell­ement par ses interprète­s en situation de handicap mental, MICHEL SCHWEIZER confronte le spectateur à la question de l’identité et à son rapport à la différence.

- Hervé Pons

“JE SAIS QUE TU NE VAS PLUS ME QUITTER DES YEUX”, dit Dolores, levant timidement le regard vers le public, détachant délicateme­nt les mots, donnant à chacun dans l’ordre de la phrase sa propre importance, car ce qui est dit et donné, dans le bivouac républicai­n imaginé par Michel Schweizer, est la question du regard et de l’identité. Ce pourrait être une place, un rond-point, une salle des fêtes, c’est un plateau de théâtre. Le lieu de la parole, des expérience­s, de la confrontat­ion, des échanges et des débats. Le lieu où l’on questionne l’identité pour se poser la question de l’altérité. Quels sont les contours de mon être que l’autre saisit au premier regard ? Coïncident-ils avec ceux que je projette sur moi-même ?

Comme à son habitude, Michel Schweizer, qui a fait de la danse un art de la parole, se lance dans de nouvelles expérience­s et génère de nouvelles rencontres pour qu’en scène, créant de nouvelles frictions, naisse la découverte d’univers différents et éclairants sur le monde qui nous entoure. Il aurait pu être philosophe, car il aime “cultiver la perte plutôt que l’avoir”, mais il est artiste et aime les gens.

Sur scène, alors que battent les ailes d’un test de Rorschach et qu’une tente républicai­ne fait des tours sur elle-même, des mots sont projetés : “Ici on croit au karma” ; “Agis bien sois bon”. De jolies petites injonction­s espiègles, des pirouettes langagière­s comme des mots de passe nécessaire­s pour pénétrer l’univers singulier de cette “petite société secrète où l’on essaie de sauver les apparences”.

Et elles sont sauves les apparences, car non seulement elles sont montrées, mais elles sont dites aussi. Au pays des diables, pas de faux-semblants.

Les acteurs de la compagnie l’Oiseau-Mouche, avec lesquels Michel Schweizer a travaillé, sont eux-mêmes le coeur de la création. A la fois évocation du métier de comédien, interrogat­ion sur la place du spectateur, invitation à parcourir toute la gamme des contrastes, le spectacle a été essentiell­ement écrit par ses interprète­s, qui cent fois sur le métier ont remis leurs ouvrages, pour dire à quel point l’échange entre le comédien et le public n’est pas anodin, que le regard que l’on porte sur l’autre non plus.

Ils sont beaux les sept diables de Schweizer, émouvants de sincérité, livrant d’euxmêmes leurs expérience­s d’acteurs, leurs peurs du rejet, leurs propres ingratitud­es, leurs rêves, leurs imprécatio­ns aussi.

Quelques échappées anticléric­ales de bon ton nous rappellent que toutes les créatures de Dieu ne sont pas faites à Son image, que Fabrice Luchini n’est pas aussi fat que l’on croit et que, de toute manière, on s’en fout, car Marguerite Duras est toujours là, dans un coin de la salle, pour veiller sur nous… Alors, comme Marguerite, nous ne les quittons plus des yeux.

Les Diables mise en scène Michel Schweizer, avec Jonathan Allart, Marie-Claude Alpérine, Jérôme Chaudière... de la compagnie l’Oiseau-Mouche. Du 16 au 20 décembre, Grande Halle de La Villette, Paris. En tournée jusqu’au 5 juin

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