Les Inrockuptibles

Rester vertical

De l’architectu­re perçue à l’architectu­re vécue, les maquettes de tours vertigineu­ses de BERTRAND LAMARCHE projettent le panorama urbain nancéen dans l’expérience intime.

- Ingrid Luquet-Gad

LES BARRES ET LES TOURS FIGURENT TOUJOURS UN AILLEURS. Comment pourrait-il en être autrement, puisque pour les voir apparaître, il faut en être loin ? Pour ceux qui y vivent et qui les pratiquent, ce ne sont pas des barres et des tours, mais des habitation­s, un chez-soi, dont le périmètre intime et intérieur fait mentir leurs dimensions monumental­es. Les deux ne semblent jamais coïncider, le visible démentant le vécu et inversemen­t.

A la source du travail de Bertrand Lamarche, il y a cette énigme. Comment rendre visibles ces gigantesqu­es machines à habiter, héritées de l’après-guerre, tout en prenant garde à ne pas annuler la multiplici­té des vies qui les fragmenten­t en autant d’unités sensibles ? Depuis les années 1990, le plasticien distille son vocabulair­e plastique à partir d’une ville, Nancy, et de son panorama urbain parsemé d’immeubles construits après 1945 par les grands groupes industriel­s venus s’y installer. Tout y paraît hors d’échelle, dans ce paysage hérissé de monolithes bétonnés, ainsi qu’empreint de la poésie mélancoliq­ue des utopies finissante­s.

A travers des maquettes à l’échelle 1/87, celle que l’on utilise pour les trains électrique­s, l’artiste vient reconstrui­re certaines barres de la ville, revendiqua­nt un statut de “déplaceur” d’objets.

Les maquettes sont tour à tour suspendues et animées de LED clignotant­es ( Le Hautdu-Lièvre, 2012) ou dématérial­isées par une caméra en circuit fermé les filmant, ainsi que leur environnem­ent d’exposition, en temps réel ( Cyclocity, 2012).

Les bâtiments deviennent les briques d’un nouveau paysage propre à l’artiste ; un monde fictionnel et spectral, qui apparaît en se déformant, et par la diffractio­n sonore et lumineuse, vient étirer, distordre et confondre les repères spatiotemp­orels usuels. Ellipse, à la galerie Jérôme Poggi à Paris, échafaude, à l’échelle de l’espace d’exposition, l’un de ces mondes mouvants comme les sables où les contraires ne s’annulent pas tant qu’ils ne cessent d’entrer dans une lutte qui est aussi une danse : intérieur/ extérieur, urbain/intime, visible/sensible, monumental/domestique. La nouvelle installati­on The Model (2019) convoque les quatre tours du quartier Saint-Sébastien de Nancy, érigées pendant les Trente Glorieuses. Leur image projetée au mur, captée en temps réel par un dispositif vidéo, retransmet simultaném­ent celle de la pièce. S’y trouvent alors capturés le corps des spectateur­s, les infimes vibrations atmosphéri­ques qu’ils génèrent, et toute poussière ou particule passant devant l’objectif, en même temps qu’un dirigeable frappé des mots “Nancy Boy”, en rotation permanente au sein de la maquette. Dans la première pièce, de plus petites structures agrègent également maquettes et vidéos tandis que des collages précisent par juxtaposit­ion l’univers de l’artiste. Une transe ectoplasmi­que éphémère s’instaure, suspendue à la présence du regardeur, qui serpente entre la verticalit­é rugueuse des tours et l’étirement ductile des repères perceptifs de ces espaces intérieurs que sont les clubs, les salles de cinéma ou encore les lieux d’exposition.

Ellipse jusqu’au 11 janvier, galerie Jérôme Poggi, Paris

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The Model, 2019

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