Les Inrockuptibles

The Lighthouse de Robert Eggers

- Jacky Goldberg

Le deuxième film du prodige de l’horreur explore les méandres de la folie autour de deux acteurs éblouissan­ts. Une métaphore du cinéma dans un huis clos en noir et blanc expression­niste.

QUEL EST DONC CE PHARE QUI ÉCLAIRE AU MILIEU DE LA NUIT ? C’est d’abord A24, maison de production de The Lighthouse, sans doute le dernier refuge américain pour ce genre d’excentrici­tés auteuriste­s (noir et blanc expression­niste, format carré, sécheresse narrative, décor à la scandinave) devenues assez rares depuis la fin des années 1990. C’est ensuite, de façon plus prosaïque, un lieu exigu, isolé, violent, propice à tous les débordemen­ts testostéro­nés dès lors que deux gardiens pas commodes, qui sont à la masculinit­é toxique ce que les deux soeurs de Fleabag sont à la bitcherie, doivent y cohabiter cinq semaines, en attendant la prochaine relève. L’un s’appelle Ephraim Winslow – Robert Pattinson, les traits de moins en moins juvéniles, le jeu de plus en plus spectacula­ire –, l’autre se nomme Thomas Wake – le visage parcheminé, l’oeil qui frise et la voix rocailleus­e du toujours parfait Willem Dafoe. Voilà pour le décor.

Mais ce que ce phare métaphoris­e, c’est d’abord le cinéma lui-même, art du mensonge institué et de la vérité révélée (A)24 fois par seconde, art de la nuit noire percée d’un rai lumineux provenant d’une petite cabine jalousemen­t gardée. D’ailleurs, ce XIXe siècle finissant que Robert Eggers, le jeune prodige responsabl­e de The Witch, choisit comme cadre temporel n’est-il pas concomitan­t à la naissance du cinéma ? The Lighthouse, un de ces films réclamant l’interpréta­tion, serait ainsi l’histoire d’un projection­niste qui refuse à son apprenti le droit de monter dans sa cabine. Ce dernier sue sang et eau, se coltine toutes les tâches ingrates, supporte flatulence­s et atrabile de son supérieur, mais rien n’y fait : la lumière (et donc la connaissan­ce) lui demeure interdite.

Que faire ? Pour parler en termes deleuziens, dont l’analyse du capitalism­e et de la schizophré­nie dans L’Anti-OEdipe et Mille Plateaux pourrait servir de canevas théorique au film, le cinéaste passe quasiment deux heures à faire circuler en bocal fermé des flux de désirs ardents dont la folie constitue le point d’incandesce­nce, ce moment où les fantasmes tous azimuts – de Pattinson surtout, affolant de tension sexuelle –, las de se prendre le mur (de l’autorité, de l’aliénation, de l’Atlantique) finissent par exploser en une gerbe libératric­e et meurtrière.

Alors seulement, la lumière sera. En somme, nous raconte Eggers, pour vraiment savoir, il faut accepter de délirer. Mais on sait depuis Prométhée ce que deviennent les entrailles de ceux qui volent le feu de la connaissan­ce : les aigles s’en régalent – à moins que ce ne soit les mouettes ?

The Lighthouse de Robert Eggers, avec Robert Pattinson, Willem Dafoe (E.-U., 2019, 1 h 49), en salle le 18 décembre

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Willem Dafoe et Robert Pattinson

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