Les Inrockuptibles

Destroyer, bâtisseur de sons

Figure majeure de l’indie pop, DANIEL BEJAR, alias Destroyer, sort Have We Met, un treizième album dystopique et synthétiqu­e. Rencontre avec un inventeur de sons qui livre là l’une de ses meilleures performanc­es vocales.

- TEXTE François Moreau

LA TROUBLANTE TRANQUILLI­TÉ D’UN HOMME. DANIEL BEJAR, AFFUBLÉ DE SON ÉTERNELLE GABARDINE BEIGE, ressembler­ait aux protagonis­tes des tableaux de Hopper si le peintre américain avait dû croquer les cartes postales futuristes des métropoles esquissées par Philip K. Dick. Installé dans le salon d’un hôtel parisien, il regarde ainsi l’époque dériver à travers le voile de fumée d’une cigarette qui n’existe que dans notre imaginatio­n et les films de Wong Kar-wai. Personnage central de la grande histoire de l’indie pop, celui que l’on connaît mieux sous le nom de Destroyer prend, au contact du monde réel, la forme d’un héros de polar anonyme toujours en transit, dont tous, famille comprise, ignoreraie­nt les activités secrètes : “Quelque chose tient de la dystopie dans cet album, plus que dans n’importe quel autre lp de Destroyer, nous dit-il. Et si ce constat peut être fait pour chacun de mes disques,

Have We Met l’exalte plus que jamais. Ce n’est pas pour autant l’oeuvre d’un vieil homme cherchant à comprendre l’agitation du monde, mais cette idée d’être ce vieil homme habite ce disque.”

Dans le cadre normé de l’interview pour défendre son dernier-né, comme derrière un plat de pâtes dans un restaurant italien de la rue des Martyrs, Dan dégage une improbable sérénité malgré les ambiances postapocal­yptiques qu’il élabore. On le sent capable de changer en un instant les règles de la dialectiqu­e du musicien en promo et du journalist­e, à mesure qu’il se confie sans concession­s sur les orages de doute qui le traversent lorsqu’il doit parler de son travail : “J’ai l’impression d’être un imposteur, rigole-t-il. Les gens peuvent parfois penser qu’il y a quelque chose de prétentieu­x dans mes disques, que je tisse une sorte de tapisserie intellectu­elle, alors que je ne fais que créer des images qui me plaisent. J’aime avoir des conversati­ons intellectu­elles sur la musique, mais à un moment de la discussion, je commence à entendre ma propre voix et je réalise qu’en fait j’exploite toutes sortes de filons.”

Il y a trois ans, au moment de la sortie de Ken, il évoquait la nostalgie de l’époque désormais révolue de son adolescenc­e au début des années 1980. Il craignait que cette tendance latente à trop écouter The Cure n’évolue en un syndrome régressif bloquant. Le genre qui fige et mythifie en érigeant des digues infranchis­sables entre lui et ses pulsions de création : “C’est intéressan­t que j’aie pu te dire ça. Que je puisse m’en faire à cause de l’idée d’être régressif me semble totalement dérisoire aujourd’hui. Peut-être parce que j’ai presque 50 ans…” Ses harmonies rythmiques, la texture des synthés et le soin apporté aux sonorités froides de la batterie constituai­ent le socle de ce grand disque, dont les motifs ainsi exaltés trahissaie­nt les obsessions du jeune Dan pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à des cathédrale­s de son.

Si, à quelques semaines de la sortie de Have We Met, son treizième album, il arrive à relativise­r, c’est parce que le temps a fait son affaire. A y regarder de plus près, l’oeuvre de Destroyer semble dessiner quelque chose. Une courbe, à moins qu’il ne s’agisse d’une quête. Certains albums marquent ainsi des points de rupture, comme Your Blues (2004) et ses orchestrat­ions symphoniqu­es ou, bien sûr, l’immense Kaputt (2011), dont le recours aux cuivres et aux synthétise­urs n’est pas sans rappeler d’autres héros de ses années collège au Canada, The Blue Nile et The Blow Monkeys en tête :

“Pour Ken par exemple, j’avais juste pris ma guitare et commencé à composer, se souvient-il. Je trouvais intéressan­t que les premières pensées que j’aie eues à cet instant aillent vers les groupes de mon adolescenc­e. Cette façon de composer a complèteme­nt disparu avec Have We Met. Quand j’ai lâché la guitare, le champ des possibles s’est soudaineme­nt élargi.”

Lorsque l’on rencontre Dan, au mois de novembre 2019, le disque est déjà mis en boîte depuis avril. “Beaucoup plus tôt que d’habitude”, précise-t-il, avant de constater qu’il sort tout juste d’une longue période durant laquelle il n’y pensait plus que très rarement. Peu avant son voyage promo en Europe, il a cependant dû s’en imprégner à nouveau, son groupe s’apprêtant à rentrer en répétition­s afin de préparer la longue tournée mondiale qui l’attend en 2020, avec un passage immanquabl­e au Café de la Danse, à Paris, le 4 mai prochain : “Je n’étais pas certain de la façon dont cet album devait sonner sur scène. J’ai dû me replonger dedans pour essayer de voir comment certains arrangemen­ts pouvaient être traduits en concert. Il fallait que je découvre comment le faire entrer dans le monde des humains, parce que je dois dire que ce disque ne m’évoque pas spontanéme­nt l’humanité”, rigole-t-il.

Des défis similaires se sont imposés à lui lors de la dernière tournée, qui devait

“J’ai dû me replonger dans cet album pour essayer de voir comment certains arrangemen­ts pouvaient être traduits en concert. Il fallait que je découvre comment le faire entrer dans le monde des humains”

emmener Ken sur les routes. Néanmoins, ce douzième lp demeurait un véritable disque de studio, facilitant la transition vers la scène. Les enjeux autour du réglage de la section rythmique (basse et batterie), très importants alors, et la performanc­e liée à l’utilisatio­n des synthétise­urs, tous analogique­s, étaient simplifiés par la nature organique de l’album : “Sur Have We Met, c’est tout le contraire”, confie son auteur.

Vingt ans après le bug de l’an 2000, Destroyer fait avec Have We Met sa révolution OK Computer. Sans savoir précisémen­t quelle suite il voulait donner à Ken, Dan a conjuré le sort en s’émancipant de l’étroit carcan métrostudi­o-dodo qui commençait à le gêner aux entournure­s, pour se plonger dans une exploratio­n informatiq­ue de la création musicale : “Je savais que j’allais essayer de travailler seul et je savais que John Collins (producteur du disque, basé à Seattle – ndlr) allait être impliqué à partir d’un certain stade. Je savais aussi que le disque serait synthétiqu­e et en majeure partie composé sur ordinateur, qu’il y aurait une batterie proéminent­e, des basses faibles et que le reste serait constitué d’effets sonores. En ayant la liberté de manipuler des sons, je prenais du plaisir à faire ce disque. Je voulais qu’il y ait du vide, que ce soit minimal, mais ample à la fois.”

Daniel Bejar parle du processus d’enregistre­ment de ce disque comme d’une sorte de grand changement et se pose cette fois davantage en “designer d’ambiance” qu’en “arrangeur”. Il n’ignore pas pour autant que celui-ci relève d’une nouvelle norme de création pour tout un pan de jeunes musiciens n’ayant jamais foutu les pieds dans un studio : “C’est le disque le plus solitaire que j’aie pu faire. C’est sûrement une manière normale de faire de la musique pour beaucoup de gens aujourd’hui ; moi, ce qui me semble normal, c’est de traîner en studio et de manipuler des machines en buvant des bières. Il y a quelque chose d’étrange à me revoir sur mon ordinateur, en train de travailler sur les squelettes de ce qui deviendra mes chansons, avant d’envoyer tout cela à John, à Seattle, que j’imagine sur son canapé tripatouil­lant un iPad”, renchérit-il.

Dans le même temps, ces nouveaux espaces de liberté ont permis à Destroyer de poser ce qu’il estime être la meilleure performanc­e vocale de sa carrière. Tôt le matin, il enregistra­it chez lui, en faisant attention à ne pas réveiller sa famille : “J’avais de meilleures conditions d’enregistre­ment au mitan des années 1990”, se souvient-il en riant, avant de souligner que plus que la qualité intrinsèqu­e du matériau, c’est la performanc­e en elle-même qui prime ici. La méthode d’enregistre­ment en studio a le chic pour dénaturer la voix et l’urgence de l’instant. Il se rend compte que sa vision originelle d’un morceau est souvent sacrifiée au profit d’une exigence de production ou d’arrangemen­t et que le médium vocal demeure le principal vecteur de brutalité et d’émotion : “Ma voix s’incruste dans les chansons de façon évidente. C’est très intime, ça me ressemble ; ça ne sonne pas comme l’idée que je me fais de moi, ça sonne vraiment comme je suis. C’est comme cela que je chante dans mes moments les plus vrais. Sûrement parce que je pensais au début que ce disque ne sortirait jamais.”

Les querelles récentes autour de la place de l’intelligen­ce artificiel­le dans la musique, trop peu questionné­e, qui ont amené des artistes comme Grimes, Zola Jesus et Holly Herndon à se livrer à des échanges qui feront date, auront au moins eu le mérite de titiller notre esprit critique. A travers les questionne­ments formels de Destroyer, pape des papes de la pop indépendan­te, une critique des tendances autoritair­es des avancées technologi­ques se fait jour. Le très orwellien The Television Music Supervisor, l’une des pièces maîtresses de Have We Met, est là pour en témoigner.

Album Have We Met (Dead Oceans/PIAS) Concert Le 4 mai, Paris (Café de la Danse)

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