Les Inrockuptibles

Paul Schrader, la part maudite

Au Forum des images, la rétrospect­ive consacrée au cinéaste fait dialoguer les motifs obsessionn­els de sa filmograph­ie avec les oeuvres de ses maîtres.

- Murielle Joudet

ALORS QU’IL N’EST QUE CRITIQUE DE CINÉMA, Paul Schrader rédige le scénario de Taxi Driver (1976), répétant inlassable­ment que l’écriture l’a empêché de devenir Travis Bickle. Dans le film de Scorsese, on sent pulser différente­s énergies parfaiteme­nt imbriquées : celles de Schrader, de Scorsese et de De Niro. Ces deux derniers sont comme les gardiens lumineux de ce bloc d’énergie noire et colérique qui traverse toute l’oeuvre de Schrader sans jamais faiblir. De Blue Collar (1978), son splendide premier film, au plus récent et magnifique Sur le chemin de la rédemption (2017), elle est là, intacte.

Inentamée est aussi son obsession pour Taxi Driver, le scénario de l’homme qu’il aurait donc pu être, et que sa filmograph­ie ressasse comme une prière : la quête, perdue d’avance, d’une pureté impossible (New York sous les poubelles dans Light Sleeper, 1992), des héros furieux qui cherchent à sauver des êtres qui n’ont rien demandé ( Hardcore, 1979), une droiture morale qui confine bientôt à la folie ( Affliction, 1998). Le personnage schraderie­n, et avec lui le scénario, court toujours à sa perte : le récit est une dépense progressiv­e d’énergie qui bascule dans un carnage cathartiqu­e, même quand on s’y attend le moins ( Auto Focus, 2005).

Un cinéaste obsessionn­el jusque dans ses références et qui cite encore et toujours la poignée de films qui l’ont marqué (tous programmés lors de la rétrospect­ive) : Journal d’un curé de campagne et Pickpocket de Bresson, La Prisonnièr­e du désert de Ford, Ordet de Dreyer. Dans son propre cinéma, Schrader s’amuse à recombiner à l’infini les éléments de ce panthéon intime, comme si ces chefs-d’oeuvre contenaien­t le cinéma tout entier et tous les scénarios possibles et envisageab­les : c’est tout naturellem­ent qu’un fringant et superficie­l gigolo californie­n, alors sur la voie de la rédemption, cite les derniers mots de Pickpocket comme si c’était les siens ( American Gigolo, 1980).

Marqué par une éducation calviniste, Schrader visionne son premier film à l’âge de 17 ans : un passé qui explique peut-être ce rapport si adulte et sérieux au cinéma, où chaque image compte (pas de concession­s au gros divertisse­ment dans son oeuvre), où chaque film doit renfermer la tentative d’une trajectoir­e spirituell­e, même si elle est vouée à l’échec. Du film de Ford précité, le cinéaste a sans doute gardé l’idée qu’il faut suivre et ne jamais trahir des personnage­s qui ont tort, qui s’égarent, qui vont trop loin et que tout le monde lâche. Leur itinéraire renferme une vérité supérieure, une soif d’absolu que seul le cinéma peut recueillir.

On sait qu’au moment où il écrit

Taxi Driver, le cinéaste et son frère sont obsédés par la culture japonaise. Ils en tireront plus tard un film splendide et d’une grande intelligen­ce sur l’écrivain japonais Yukio Mishima, qui s’est donné la mort par seppuku. Avant même

Taxi Driver, Mishima (1985) peut être vu comme l’autobiogra­phie spirituell­e de Schrader : l’écrivain tente de réconcilie­r le mot et l’action, de retrouver l’intensité de l’art au coeur de la vie, et cette recherche effrénée l’amènera à un geste aussi désespéré qu’héroïque : le scénario kamikaze si cher au cinéaste est né. La vie de Mishima serait peut-être le modèle secret du héros schraderie­n qui, tel un cri, tente d’agir à l’intérieur d’un monde qui ne se laisse pas changer.

Dans la tête de Paul Schrader jusqu’au 2 février, Forum des images, Paris

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Mishima de Paul Schrader (1985)

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