Les Inrockuptibles

Christine Angot, romancière

“L’ABANDON DE MILA”

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Toutes les dix minutes, Mila, une adolescent­e de 16 ans, de la région Rhônes-Alpes, pour avoir dit dans un live sur Instagram qu’elle détestait les religions, et que l’islam c’était de la merde, reçoit deux cents messages comme :

– Alors sale pute, tu prends les gens en photo ? Sale Française de merde Inch Allah je te saigne et je t’égorge et je t’affiche sur Snap. Je te donne pour que tu te fasses violer à un point que tu te fasses péter le rectum salle chienne. Vivement que vous nous déclariez la guerre pour qu’on puisse vous tuer un par un en traînant votre tête pleine de sang sur votre sol chrétien bande de pires Françaises sans dignité. J’espère que tu vas mourir dans un attentat et que tu vas te faire violer sale pute. Chienne de merde faut que je t’attache et que je te fouette pour que tu comprennes ta sentence. Je vais te trouver, et tellement te faire saigner le visage que tu ne pourras pas t’exprimer.

Elle est menacée de mort aussi dans son lycée. Elle a été déscolaris­ée. Elle se retrouve chez elle avec ses parents. Abandonnée de tout le monde. La ministre de la Justice fait du en même temps. Les menaces de mort c’est inadmissib­le, mais les atteintes à la liberté de conscience c’est grave. La gauche se tait. L’extrême droite a tout l’espace pour reprendre à son compte le thème de la liberté d’expression. C’est logique, dit son avocat, la nature a horreur du vide. Mila, seule chez elle, lâchée, se retrouve en compagnie de Marine Le Pen et Dupont-Aignan.

Tout est parti d’une conversati­on entre jeunes gens sur les goûts en amour avec ses abonnés. Elle préfère les filles. Un garçon la drague, elle le repousse, il la traite de raciste. Elle lui dit qu’il ne faut pas confondre racisme et haine des religions. A titre d’exemple, elle blasphème. Ça part en vrille. Deux cents menaces de viol et de mort arrivent par tranches de dix minutes. L’Education nationale n’arrive pas à gérer. Les associatio­ns LGBT se taisent. Les associatio­ns féministes aussi. Pour elles ça tombe la mauvaise semaine. Il faut qu’elles s’occupent de J’accuse, le film de Polanski sur l’affaire Dreyfus, nommé aux César. Alors que son réalisateu­r a fait de la prison pour relations sexuelles illégales.

L’esclavage des Noirs a été aboli en 1848. L’esclavage sexuel des femmes et des enfants vit ses derniers jours. On ne reviendra pas en arrière. C’est terminé. Time’s Up. C’est une révolution. Ce serait dommage d’en profiter pour renoncer par la même occasion aux principes de la démocratie. Tels que liberté d’expression, présomptio­n d’innocence, non-rétroactiv­ité des lois.

Mila regardera peut-être la cérémonie des César le dimanche 28. A la blague de Florence Foresti annonçant les nomination­s, “Roman Polanski pour ‘Je suis accu…“J’accuse”, elle a peut-être ri. Elle applaudira peut-être Adèle Haenel depuis son canapé. Elle verra peut-être que les associatio­ns féministes qui la laissent tomber ne font pas rien puisqu’elles accusent un film (une fiction, des acteurs, de la lumière, une mise en scène) d’avoir été tourné par la mauvaise personne. La cérémonie durera environ deux heures. Au cours du spectacle, deux cents fois toutes les dix minutes, soit vingt mille fois sur deux heures, elle sera insultée, harcelée, désignée comme la femme à abattre après qu’on l’aura violée, pour avoir dit ce qu’elle voulait, sans avoir commis d’infraction, puisque le délit de blasphème n’existe pas sur le sol français. Que la liberté d’expression est garantie par la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme. Et que dans ce texte le mot homme inclut une jeune fille de 16 ans. Et que les auteurs des infraction­s commises contre elle sont tranquille­ment assis sur les bancs de l’école. Pendant qu’elle est seule chez elle.

Dernier livre paru Un tournant de la vie (Flammarion)

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