Les Inrockuptibles

TODD HAYNES Entretien avec le cinéaste, auteur de Dark Waters, thriller politique et écolo

- TEXTE Bruno Deruisseau

Avec Dark Waters, TODD HAYNES plonge dans le présent le plus brûlant en retraçant le combat d’un avocat contre une société de produits chimiques qui pollue la terre et contamine les hommes. Un thriller politique dont le cinéaste nous raconte la genèse et l’urgence.

LA PREMIÈRE PARTIE DE LA CARRIÈRE DE TODD HAYNES A ÉTÉ CONSACRÉE À DES FILMS HOMMAGES, plus ou moins fantasques, à des artistes du passé chéris par le réalisateu­r, qu’il s’agisse de la chanteuse du groupe Carpenters ( Superstar: The Karen Carpenter Story, 1987, un moyen métrage réalisé à l’aide de poupées Barbie), de Jean Genet (son premier long, Poison, 1991), de David Bowie et Orson Welles ( Velvet Goldmine, 1998), de Douglas Sirk ( Loin du paradis, 2002) ou encore de Bod Dylan ( I’m Not There, 2006). Après un rapide passage sur le petit écran en 2011 avec la mini-série pour HBO Mildred Pierce, il a réalisé deux mélodrames sublimes, Carol (2015) et Le Musée des merveilles (2017).

Le voilà désormais attelé, un peu à la manière de Gus Van Sant lorsqu’il réalise Promised Land (2013), à un genre tout nouveau pour lui : le thriller judiciaire et politique. Son nouveau film, Dark Waters, narre le combat de Robert Bilott, un avocat interprété par Mark Ruffalo qui, après avoir défendu des firmes du même type, attaqua la puissante entreprise de produits chimiques DuPont, afin de prouver sa responsabi­lité dans la pollution des nappes phréatique­s et les cancers de dizaines de milliers de citoyens américains vivant à proximité des usines.

Ce film représente un vrai pas de côté dans votre filmograph­ie, qui était jusque-là constituée de mélodrames feutrés et d’odes à de grandes stars du rock. Dark Waters est un film de commande. A quel moment vous êtes-vous dit que c’était un matériau avec lequel vous pouviez travailler ?

Todd Haynes — C’est Mark Ruffalo qui m’a amené sur ce projet en 2017. Il était fondé sur une enquête du New York Times. A l’époque, il existait déjà une première ébauche de scénario. Je sentais une forme d’urgence à achever le film, à la fois de la part de la production et de Mark. Pour les raisons politiques qu’on imagine, Dark Waters devait être prêt avant l’élection présidenti­elle de cette année. Ma motivation a donc d’abord été politique. C’est vrai que fabriquer une oeuvre politique n’a jamais été à la racine de mon désir de faire du cinéma jusque-là, toutefois j’ai le sentiment que mes films sont politiques. Tous critiquent ou remettent en cause les systèmes sociaux, plus précisémen­t le racisme dans Loin du paradis, l’homophobie dans Carol. L’autre raison qui m’a poussé à accepter le projet est mon amour des thrillers politiques des années 1970, de ces films de lanceurs d’alerte paranoïaqu­es. Je pense aux Hommes du Président et à A cause d’un assassinat d’Alan J. Pakula. Il existe dans ces films un sentiment de suspicion. Ils représente­nt une attaque contre une société décrite comme corrompue par le mensonge, le pouvoir et l’argent. L’histoire de Dark Waters, bien que tirée du réel, avait tous les marqueurs stylistiqu­es de ce type de cinéma des années 1970. A cela près qu’elle nous laisse insatisfai­ts. Certains films politiques s’achèvent sur une fin heureuse : la parole du héros triomphe, l’injustice est réparée, la justice, rétablie. Ce n’est pas le cas ici, le dénouement laisse une saveur amère en bouche. Rob Bilott et la population sont véritablem­ent consumés par ce désastre écologique, quasi sacrifiés dans le processus. Même si le héros fait preuve de vraies qualités stratégiqu­es pour s’opposer à cette grande entreprise chimique, nous savons que la guerre est loin d’être gagnée. Je voulais montrer à quel point cette contaminat­ion est massive, systémique et culturelle­ment liée à notre société.

Vous aviez déjà abordé l’empoisonne­ment par la pollution environnem­entale dans votre deuxième film, Safe (1995), dans lequel votre héroïne souffre de

“la maladie du XXe siècle”, une hypersensi­bilité aux produits chimiques. La peur de la contaminat­ion vous habite-t-elle ?

Haha, oui, sans doute. Je devrais être terrifié avec ce coronaviru­s qui rôde. Plus sérieuseme­nt, je crois qu’il existe une tension en chacun de nous. Nous savons que nous vivons dans une société où le risque de contaminat­ion existe, où l’air et l’eau ne sont pas sains partout, mais nous ne pouvons pas nous en protéger, il faut vivre avec, à moins que nous fassions tous comme l’héroïne de Safe, qui finit barricadée dans un igloo détoxifié et à l’écart du monde. Je crois qu’il y a une guerre à mener pour lutter contre cette psychose. Dans le cas précis, c’est la guerre pour la protection de l’environnem­ent et de la santé publique contre les intérêts capitalist­es des grands groupes. C’est le bien commun contre l’avidité des puissants. Dark Waters est un film militant.

La façon dont Dark Waters met en place le politique passe par la représenta­tion des faits, de la réalité de la guerre judiciaire que Robert Bilott a menée. Mais il y a pour moi une scène clé qui déclenche l’engagement politique du héros, jusque-là défenseur des entreprise­s chimiques. Il s’agit du passage où sa vie est mise en danger par une vache devenue folle qui le charge et que le fermier abat devant ses yeux. Cette scène est-elle un manifeste pour les vertus politiques de votre cinéma du choc émotionnel ?

Oui, complèteme­nt. Raconter la réalité dans un film est trompeur parce que ce sera toujours une mise en scène du faux, par essence. Cette dualité rend pour moi le cinéma passionnan­t. Comment dire la vérité pour qu’elle touche le spectateur ? Comment accéder au sentiment de vérité dans

un film ? Pour moi, cela passe par la mise en scène et par la justesse du déploiemen­t d’une émotion. Il faut aussi avouer que cette histoire tournait beaucoup autour de la collecte de données juridiques, médicales, scientifiq­ues et d’archives. Le personnage principal doit reconstitu­er un puzzle du passé. C’est un archéologu­e. Il n’agit pas dans le présent comme les journalist­es des Hommes du Président. Et ce n’est pas très cinématogr­aphique comme récit. Je devais donc trouver un moyen de susciter l’empathie du public pour ce personnage et pour sa cause.

Et je l’ai trouvé avec cette scène où Rob est confronté à la contaminat­ion de cette vache qu’il voit mourir sous ses yeux.

Dark Waters est inspiré par le cinéma des années 1970, mais il s’agit aussi d’un film profondéme­nt ancré dans le présent, celui des combats écologiste­s, alors que beaucoup de vos oeuvres sont tournées vers le passé, l’enfance dans Le Musée de merveilles ou l’histoire du cinéma dans Loin du paradis, qui est un hommage au réalisateu­r Douglas Sirk.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’un film qui correspond aux attentes du public américain moyen, je pense qu’il est d’utilité publique, oui. C’est un film qui croit dans le pouvoir de nos appareils juridiques, lorsqu’ils ne sont pas corrompus par la

“Je voulais montrer à quel point cette contaminat­ion est massive, systémique et culturelle­ment liée à notre société”

“Le langage visuel des films politiques des années 1970 qui m’ont inspiré est sobre, mais très fort. C’est une mise en scène architectu­rale, qui place les personnage­s dans des structures et des espaces”

politique ou l’argent, comme on a pu le voir récemment dans la parodie de procès en destitutio­n de Donald Trump.

Je trouve que vos films entretienn­ent tous une relation avec la nostalgie. Diriez-vous qu’elle constitue votre lien ombilical au cinéma ?

“Nostalgie” n’est pas le mot que j’utiliserai­s, parce que pour moi il y a dans la nostalgie un désir de revenir dans le passé, qui en véhicule une vision idéalisée, romantique fétichisée. Or, j’ai toujours représenté le passé avec une dose de conflits et de contradict­ions.

Disons alors plutôt que vos films entretienn­ent une relation avec la façon dont le temps s’écoule et avec le souvenir du temps passé. Ils semblent avoir conscience que le temps avance trop vite, trop vite pour vos personnage­s, votre amour du cinéma ou de la musique.

Oui, je suis d’accord avec ça. C’est pour moi chevillé à mon métier de réalisateu­r. Le cinéma est cet art qui stoppe le temps, le fixe, mais nous rappelle à la fois que la mort est une permanence. Parce que, en arrêtant le temps, on plonge le souvenir dans le formol. Le cinéma capture du temps tout en nous rappelant que ce temps n’existe plus, qu’il ne nous en reste que le vestige. L’absence de ce qu’il y avait là et qui n’est plus, excepté sur la toile de cinéma, je la ressens très fortement.

Votre cinéma déploie une forme souvent très puissante. Diriez-vous que vous abandonnez ce formalisme-là pour ce film ?

Qu’entendez-vous par formalisme ? Parce que je trouve Dark Waters très formaliste par certains aspects.

Je qualifiera­is de formaliste un film où la forme tracte le sujet derrière elle, le domine. Dans Dark Waters, j’ai le sentiment que c’est le sujet qui prend le dessus sur la forme.

Le langage visuel des films politiques des années 1970 qui m’ont inspiré est certes sobre, mais très fort. C’est une mise en scène architectu­rale, une façon de placer et de faire évoluer les personnage­s dans des structures et des espaces, comme le faisait Gordon Willis, le merveilleu­x chef opérateur des thrillers politiques de Pakula. C’est une dialectiqu­e de l’homme contre le système, et cette dialectiqu­e a ses codes formaliste­s. Tout d’abord, ce sont des films qui ne sont pas tendus vers le suspense de leur résolution, car le spectateur connaît souvent le dénouement avant de rentrer dans la salle. Cette vision d’une narration comme pur trajet est en soi pour moi déjà formaliste. Et puis cela passe aussi par la texture du film. Dans Dark Waters, nous avons beaucoup travaillé pour qu’il se dégage du film un intense sentiment de salissure et de contaminat­ion.

C’est vrai que Dark Waters tranche beaucoup avec l’atmosphère plus douce et chaude de vos films précédents.

Oui, la palette de couleurs est ici sale et froide. Je voulais que le spectateur se sente sali par la crasse du film, de cette terre souillée par les entreprise­s de produits chimiques. Ce sera plus efficace si je vous montre le livre d’images du film. (Il se lève et va fouiller dans son sac. Il en ressort un épais volume de papiers glacés et nous le tend.) Je commence par ça avec Ed (Edward Lachman, le chef opérateur de tous les films de Todd Haynes depuis Loin du paradis – ndlr). Je constitue un portfolio, une sorte de bible constituée d’images de films, de photograph­ies d’artistes ou de nos repérages, de peintures, de photos de mode. Vous pouvez voir à quel point cet ensemble définit la teinte grisâtre, saumâtre du film. Donc, pour moi, clairement, Dark Waters est formaliste, même si c’est vrai que le sujet prend peut-être plus de place que dans mes films précédents.

Pouvez-vous nous parler de votre collaborat­ion avec Mark Ruffalo ?

C’est un être extrêmemen­t sensible et profondéme­nt créatif. Depuis qu’il a commencé à produire les films dans lesquels il joue, il a aussi développé une visée sociale et éthique dans son travail. Mais une fois le tournage commencé, il s’est uniquement consacré au développem­ent du personnage de Rob Bilott et de sa psychologi­e. Rob est très différent de Mark. C’est quelqu’un d’assez distant, froid, timide, discret. C’était fascinant de voir Mark complèteme­nt reconfigur­er son corps au moment du tournage pour qu’il ressemble à celui de Rob, qui est resté avec nous durant tout le tournage. Plus nous avancions, plus Mark se tenait voûté, recroquevi­llé, tandis que Rob se redressait, s’épanouissa­it. Comme si voir son histoire racontée à travers le corps de Mark l’allégeait d’un fardeau. Rob devenait Hulk et Hulk devenait Rob. Ils se sont interchang­és. C’était très étrange.

Vous dites que Rob Bilott était présent durant le tournage ?

Oui, il s’est d’abord beaucoup investi dans la phase de préproduct­ion. Puis Mark a voulu qu’il soit aussi sur le tournage. Au début, j’étais hésitant, mais par la suite, j’étais presque accro à sa présence. J’aimais le fait qu’il soit là, sentir sa présence silencieus­e. Et je pouvais lui demander ce que je voulais, sur la place d’un verre d’eau dans une scène. Sur un tournage où il y avait comme d’habitude des millions de décisions à prendre chaque jour, cet ancrage venu du passé m’a apporté une vérité à laquelle j’aimais l’idée de pouvoir obéir. C’était extrêmemen­t émouvant d’être avec lui sur le plateau, de ressentir ce pouvoir de reconstitu­er son passé et son combat. Nous avions le sentiment de faire à la fois un film politiquem­ent nécessaire dans le climat actuel mais aussi de réparer la fêlure intime de celui qui l’a mené.

Dark Waters de Todd Haynes, avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Tim Robbins (E.-U., 2019, 2 h 07)

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 ??  ?? Bill Camp incarne Wilbur Tennant, le fermier de VirginieOc­cidentale qui vit mourir ses 190 vaches sur ses terres polluées à la fin des 90’s, et Mark Ruffalo, son avocat Robert Bilott
Bill Camp incarne Wilbur Tennant, le fermier de VirginieOc­cidentale qui vit mourir ses 190 vaches sur ses terres polluées à la fin des 90’s, et Mark Ruffalo, son avocat Robert Bilott
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