Les Inrockuptibles

HAKIM JEMILI Portrait de la nouvelle star du stand-up

- TEXTE Théo Ribeton PHOTO Charlotte Robin pour Les Inrockupti­bles

C’est d’abord en ligne et sur les plateaux de stand-up parisiens qu’HAKIM JEMILI a rencontré le succès, avant d’intégrer en 2019 l’émission Clique. Aujourd’hui, il monte sur scène avec son premier seul en scène, Super. Rencontre avec un humoriste pour qui “on peut rire de tout, mais faut pas abuser”.

SON PREMIER SEUL EN SCÈNE D’UNE HEURE S’EST FAIT ATTENDRE, SI ON CONSIDÈRE LA NOTORIÉTÉ acquise par celui qui est sans aucun doute le plus identifié des primo-arrivants à ce format en 2020. “J’étais pas prêt”, s’excuse cette tête bien connue de celles et ceux qui sont, ces dernières années, allé·es chercher de quoi rire en ligne : starifié à partir de 2014 par les vidéos du Woop Gang, le crew de youtubeurs de Mister V, c’est sur Instagram (un bon demi-million d’abonné·es) qu’Hakim Jemili donne le plus de ses nouvelles – quasi quotidienn­ement, dans des stories improvisée­s à la caméra selfie.

Pas prêt ? On le croyait en état de grâce : plus d’une fois on l’a vu voler nonchalamm­ent la vedette à de nouveaux comédiens en vue, en première partie desquels il venait passer une tête – “tuer”, comme on dit sur les plateaux parisiens, dont il est devenu la valeur refuge, du Paname au One More Joke, en passant par le défunt Dimanche Marrant. Hakim est simplement doué, peut-être le plus talentueux de sa génération avec Haroun, bien sûr grâce à la qualité de ses textes, mais surtout grâce à la vertu cardinale de cet art, à savoir la présence : une grande silhouette rassurante coiffée d’un sourire malicieux, qui arrive sur scène comme sur un nuage, dans une espèce d’exubérance vestimenta­ire négligée (quasi-égérie Guerrisol), l’air de s’y être égaré. Il semble moins partager des vannes écrites qu’un état d’être, un éveil à sa morale de l’humour, à l’amusement que tout lui inspire : “Un humoriste, ce n’est pas quelqu’un qui est plus drôle que les autres, c’est quelqu’un qui trouve tout drôle, et qui peut le transmettr­e.”

Mais être drôle en une minute ou en dix, ce n’est pas l’être en soixante. Dans la cour des “une heure”, Hakim aurait pu faire l’effet d’un Superman sous kryptonite, privé de ses forces élémentair­es comme sa fausse négligence, ses gimmicks invariable­s (des mots-clés – “super”, “excellent” –, des motifs d’intonation à l’effet de signature imparable, évoquant l’arsenal du Jamel fin 90’s). Il s’y est jeté (“Je sais où j’étais fort, mais il fallait franchir le pas”) en anticipant ces virages très accidentog­ènes, et en montant son set d’un cran.

Super a ce qu’on attend d’un spectacle arrivé à maturité : de l’ambiguïté (ses parents unis par un mariage arrangé, ou peut-être pas tout à fait, doute qu’il laisse habilement planer et qui raconte une structure familiale complèteme­nt insituable), des punchlines saillantes qui donnent un léger vertige (des coups à l’illusoire sentiment de supériorit­é morale des Européens : “Je suis trop occidental­isé pour la polygamie, donc je préfère que la première femme ne soit pas au courant”), et des versants personnels comme l’évocation du plus grand renoncemen­t de sa vie, un rêve de football pro anéanti par une blessure, illustré légèrement sur scène mais très gravement avec nous (“La seule chose qui a occupé mes pensées de l’âge de 7-8 ans à celui de 16 ans ; et ensuite, une vraie dépression”), ou bien sûr celle de son mariage, avec l’humoriste Fadily Camara.

Celle qui partage avec lui une pastille (HF) dans l’émission Clique et réussit de son côté un parcours exemplaire (elle est la première Française à s’être vu octroyer un special sur Netflix avec la diffusion de son stand-up La Plus Drôle de tes copines) est aussi son épouse depuis quatre ans. A son âge (30 ans), et au sein d’une génération de comédien·nes youtubeur·ses à tendance post-ados régressif·ves, ce n’est pas le seul des signaux qui trahissent chez lui une intrigante aspiration à la maturité. Jemili est aussi musulman pratiquant : un détail inhabituel dans cette discipline de cyniques et d’athées qui suppose de douter de tout et donc, peut-être, de ne croire en rien. Sa piété lui inspire pour l’instant de belles anecdotes (une histoire de bellefamil­le, de tapis de prière et de séance de gainage) et, peut-être, bientôt, des choses plus enfouies (“En évitant bien sûr à tout prix de prêcher, j’aimerais trouver des vannes à tirer de cette vie spirituell­e – mais c’est pas facile, et puis il y a aussi un élément intime”).

De ce fils d’imam rompu au travail (“J’étais mauvais élève, mais très sérieux et pas du tout agité en classe, parce que je visais sport-études”), pétri d’une saine morale (“On peut rire de tout, mais faut pas abuser”, néo-desprogism­e génialemen­t nonchalant) et d’une humilité presque excessive

(il contre-pèse toutes ses opinions, tous ses choix de vie avec ceux de ses dissemblab­les, moyennant des maximes de vieux singe : “A chacun de trouver la condition de sa stabilité”, etc.), on ne pourrait donc pas se réjouir plus de découvrir le mûrissemen­t. Un rappel de ce qui fait la qualité d’un spectacle de stand-up, à savoir la qualité de la personne qui le joue et qui mérite d’adopter, juché sur l’épaule du monde, le rôle de sa conscience malicieuse – après tout, il a presque le nom de celle de Pinocchio.

Super Les 4, 11 et 25 mars et les 8 et 15 avril, L’Européen, Paris

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