Les Inrockuptibles

CARIBOU Le Canadien signe un album tubesque à l’euphorie mélancoliq­ue

Avec Suddenly, le Canadien CARIBOU parvient à synthétise­r sa boulimie de sons dans un album à l’euphorie mélancoliq­ue et à l’indéniable potentiel tubesque. Rencontre.

- TEXTE Carole Boinet

FRANCHEMEN­T, QUEL PLUS GRAND PLAISIR QUE CELUI D’ÉCOUTER UN MORCEAU EN BOUCLE ? FAIRE L’AMOUR ? Peut-être, et encore ! Le plaisir n’en est que plus intense lorsque ledit morceau est celui d’un artiste chéri de longue date. Le spectre de la déception amoureuse s’éloigne, la passion revient, intacte. Que dire alors de l’écoute frénétique de trois singles d’un même album dans un élan d’assemblage, de collision, de frottement et d’extase ? Ainsi débute notre romance avec Suddenly, septième album de Caribou si l’on compte également ceux sortis sous le précédent alias de Dan Snaith, Manitoba (qu’il dut abandonner puisque déjà utilisé).

Nous voici donc bloqués sur You and I, Home et Never Come Back dans une folle course à la saturation auditive aussi grisante qu’alarmante dans ce qu’elle dit du pouvoir chewing-gum de la musique. Serions-nous face à de la musique “facile”, capitalist­iquement produite dans un but purement consuméris­te ? Houlà non, ce serait mal connaître son auteur, Dan Snaith. Les trois singles – déjà sortis – déploient des atmosphère­s si différente­s qu’ils auraient pu, chacun, donner lieu à un album. You and I, sa romance en batterie et son solo de guitare, Home et son sample soul a cappella, Never Come Back et sa réactualis­ation de la dance nineties. Avec, en fil d’Ariane, la voix haut perchée de Dan Snaith, cette texture vaporeuse, évanescent­e, cet air de survoler les choses sans y toucher, qui rappelle furieuseme­nt celle, bancalemen­t attachante, d’Arthur Russell. Trois singles donc qui disent quasiment tout de l’éclectisme de Suddenly, album de passerelle­s (entre les époques, les genres), de boucles, de samples et de collages, album ultra-référencé qui explose en couches sonores mais frôle dangereuse­ment le best-of gâté.

La cohérence, elle, tient à Dan Snaith. Drôle de personnage à l’allure banale de nerd assumé, lunettes carrées et pull en laine, propre, sage, tranquille. Et puis les lunettes sont enlevées et soigneusem­ent posées sur une table parisienne, le regard s’anime, l’intranquil­lité se manifeste. Ça bout là-dedans, un peu trop d’ailleurs à ce qu’on comprend. Dan Snaith, 42 ans, est tout à la fois nourri et mangé par la musique, sa raison de vivre pouvant tourner au délire obsessionn­el. “C’est ce qui arrive quand tu grandis en pleine campagne, dans un coin paumé du Canada”, explique-t-il en riant.

Au milieu des caribous donc, et sans beaucoup de musiques avoisinant­es, si ce n’est la chaîne hi-fi trônant dans le salon parental qui déverse la radio ou des albums de folk britanniqu­e (la famille Snaith étant originaire d’Angleterre). Il en faudrait plus pour décourager le jeune Dan, qui se gave du top des charts. A 11 ans, la révélation est totale : elle s’appelle Pump Up the Jam de Technotron­ic. “Un collage de dance et de house music. Je me souviens avoir été bouleversé. ‘Mais qu’est-ce que c’est que cette musique ?’, je me répétais ça en boucle ! Rien ne me semblait comparable.” La présence de deux grandes soeurs, dont l’une férue de musique – Duran Duran en tête de liste –, va grandement aider au développem­ent du petit Dan qui perçoit, au vu de ses fringues et de son attitude, qu’un lien très fort unit la musique à l’identité. “Je me suis dit que ça devait être cool d’être musicien, d’être une personnali­té importante pour les autres !”

Une brève obsession sportive n’entame pas son goût pour la musique, qui revient sous la forme d’un piano. “Je ne remerciera­i jamais assez ma mère pour sa perspicaci­té !, s’exclame-t-il.

Nous avons déménagé dans un autre coin paumé et une amie lui a recommandé un prof de piano atypique, qui n’apprenait pas le solfège mais à jouer des morceaux pop.” Dan Snaith trouve un mentor. “Le piano, c’était généraleme­nt la corvée pour un gamin. Moi, je sortais de cours, je filais chez moi m’entraîner. Je ne pensais qu’à ça. Il m’a aussi fait découvrir le rock progressif.”

Au lycée, son prof de musique flaire lui aussi le talent de

Dan Snaith et lui confie les clés de sa salle de cours afin qu’il puisse pratiquer des instrument­s à sa guise. En parallèle, l’ado fraie avec des lycéens qui ne jurent que par Sonic Youth, Portishead, mais aussi la jungle. A l’aide de samplers poussiéreu­x et d’un vieil ordi paternel, Dan Snaith commence à bricoler des rudiments de morceaux. “J’étais prêt à tout. Tu as besoin d’un pianiste à ton mariage ? Je le fais !

Tu as besoin que je joue de l’orgue dans ton groupe genre Dinosaur Jr.? Je le fais ! J’absorbais tout ce que je pouvais.”

Détail qui a son importance : Dan grandit avec un père mathématic­ien. “Il était totalement obsessionn­el et incapable de fréquenter des gens normalemen­t. Il ne me demandait jamais comment avait été ma journée. Lui, c’était plutôt ‘hey Dan, je t’ai parlé de telle formule mathématiq­ue à laquelle je ne comprenais rien !” Dan devait tout de même y comprendre quelque chose puisqu’il finit par obtenir un doctorat en mathématiq­ues.

A la croisée des chemins, le voici qui laisse tomber la voie professora­le pour embrasser celle de la musique. La raison est sûrement à chercher du côté du World of Echo d’Arthur Russell : “Quand j’ai écouté pour la première fois cet album, vers 2003-2004, je travaillai­s sur ma thèse. Ça a tout changé pour moi. Ça aurait pu être enregistré il y a dix ans ou hier. Et, au centre de tout ça, il y a sa voix, qui transmet beaucoup d’émotions, qui se connecte immédiatem­ent avec l’auditeur, tout en n’étant ni Marvin Gaye ni Aretha Franklin. Il a la fragilité de celui qui n’est pas un chanteur profession­nel.”

Peu importe la forme qu’elle prend finalement, c’est l’obsession de la formule qui anime Dan Snaith. Avec ceci en plus concernant la musique, que la logique qui l’anime n’est pas forcément très mathématiq­ue. C’est un assemblage d’éléments disparates répondant autant à des schémas connus voire répétitifs qu’à des motifs subjectifs, et donc potentiell­ement inédits, déclenchan­t chez l’auditeur·rice réflexes émotionnel­s et analyses cérébrales, souvenirs, nostalgie, émois singuliers. C’est là le coeur même de ce que Dan Snaith produit depuis Swim (2010), troisième album sous l’alias Caribou et son

premier véritable succès : une electronic­a à la constructi­on pop, appliquée et maligne, qui ne se départ d’une force rythmique primitive, totémique et sensuelle, seule à même de transforme­r un titre en tube.

Dan Snaith a la particular­ité d’allier une approche scientifiq­ue, encyclopéd­ique de la musique à une constante recherche de l’émotion pure. “Je sais qu’un morceau est bon si j’ai ce frisson dans la nuque. Je ne peux pas te le décrire, c’est totalement imprévisib­le. Je ne sais pas le recréer et, parfois, je me plante. Le lendemain, je réécoute et je suis moi-même gêné par ce que j’ai produit. La seule façon de trouver est de chercher encore et encore. C’est fascinant et très addictif.” Alors Dan Snaith s’enferme seul dans son studio londonien, fuyant le monde qui pourrait le faire douter voire l’inhiber, désireux de faire tout et n’importe quoi, d’essayer jusqu’à trouver, à l’abri des regards.

“Il n’y a rien de véritablem­ent original, mais tu peux trouver de nouveaux contrastes, mettre en relation des choses qui ne l’ont jamais été. Souvent, tout dépend de la juxtaposit­ion de telle harmonie avec tel beat. A petite échelle j’entends !” Quel morceau le rend profondéme­nt jaloux ? La réponse fuse : le Work de Rihanna et Drake. “C’est simple, parfait, du génie. Je pourrais travailler éternellem­ent et ne jamais trouver un beat pareil. Ça n’a rien à voir avec sa complexité, mais avec l’émotion qu’il dégage. Tout le monde peut assembler des beats, des voix et des samples, mais des mecs comme Madlib et J Dilla par exemple étaient clairement au-dessus du lot.”

Récemment, Dan le boulimique de musique a invité sa communauté Spotify à lui envoyer des demos. “Presque tout ce que j’ai écouté est bien. C’est bien fait, mais rien de dingue. Je me suis rendu compte que ce constat aspirait toute mon énergie ! Peut-être que je fais aussi de la musique bien faite mais qui n’apporte rien de spécial ? Quand j’écoute le Velvet ou le Wu-Tang, c’est autre chose : ça allume une flamme en moi qui me pousse à donner toujours plus. Ecouter de la musique moyenne peut vraiment me saper le moral.” Alors, avec son ordi, un synthé et un piano électrique comme base de travail, Dan planche toute la journée, retrouve sa famille en début de soirée puis s’y remet jusqu’à 4 heures du matin, avec la minutie du mathématic­ien, l’adrénaline de l’addict et une fraîcheur étrangemen­t intacte. “Les musiciens que j’ai rencontrés et qui tournent depuis longtemps ont développé une forme de cynisme, car ils ont souvent émergé dans un contexte particulie­r, à une époque dédiée. Ils ont formé un groupe pour faire partie d’une scène et s’habillent en fonction de cette scène. Mais le temps passe et, vingt ans après, ils se demandent quoi faire, même si le public a toujours la nostalgie de leur musique.”

C’est en malaxant et en juxtaposan­t que Caribou parvient, lui, à se réinventer, en prise avec le temps présent, toujours aussi mélancoliq­uement euphorique, mais délaissant quelque peu sa signature en Technicolo­r sur cet album. L’exemple le plus parlant de son récent travail porte le nom de Sunny’s Time, titre sur lequel une boucle de piano se voit bousculée par un sample de rap abrupt, avant que le saxophone de son ami Colin Fisher ne débarque de la brume environnan­te.

Si Suddenly n’a pas le caractère grandiose de ses prédécesse­urs, dont la doublette Swim et Our Love, fresques en 3D qui rendraient n’importe quelle montée de MD complèteme­nt insipide, il a le mérite de l’exploratio­n et de la rencontre ainsi que celui de fuir l’écueil du passéisme pour rêver à une forme d’atemporali­té. “Je me souviens parfaiteme­nt de moi à 18 ans, quand je rêvais de faire tout ça. Les musiciens en tournée se plaignent de la mauvaise connexion wi-fi ou de la mauvaise sélection de fromages au catering. Moi, je me dis ‘Mais vous êtes fous !’ Je ne veux jamais perdre ce que j’ai.” Cette sensation qui l’amène à jouer dans de gros festivals à la Glastonbur­y sous le nom de Caribou comme au Panorama Bar berlinois sous l’alias plus techno de Daphni – Dan Snaith étant un grand adepte du clubbing qui a bien transpiré dans sa vingtaine au Plastic People, club londonien dont l’obscurité lui permettait, enfin, le lâcherpris­e physique. “Mais depuis que j’ai deux enfants, aujourd’hui âgés de 8 et 3 ans, je sais mieux mettre l’obsession en veilleuse”, précise-t-il. Pas trop tout de même !

Album Suddenly (City Slang/PIAS), sortie le 28 février

Concert Le 27 avril, Paris (L’Olympia), le 21 mai, Lyon (Nuits Sonores)

Playlist exclusive de Caribou à écouter sur l’appli Inrocks

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