Les Inrockuptibles

EN UNE Rencontre avec Agnes Obel pour son bel album Myopia et entretien avec un Jean-Louis Murat sentimenta­l pour la sortie de Baby Love

C’est chez elle, à Berlin, qu’AGNES OBEL a composé Myopia, un quatrième album à la beauté mélancoliq­ue et rêveuse. Rencontre avec cette âme sensible qui doute et qui se souvient, pour qui la musique reste un territoire à préserver jalousemen­t. TEXTE Maxim

- Album Myopia (Deutsche Grammophon/ Universal), sortie le 21 février Concerts Le 19 mars, Nantes (La Cité des Congrès), le 20 mars, Boulogne-Billancour­t (La Seine Musicale), le 25 mars, Anglet (Théâtre Quintaou), le 30 juin, Paris (Philharmon­ie, Days Off)

IL Y A QUELQUE CHOSE DE MERVEILLEU­SEMENT ANGÉLIQUE CHEZ AGNES OBEL DANS SA FAÇON ROMANTIQUE ET ÉLÉGANTE D’ENVISAGER LA VIE, dans sa faculté à suspendre le temps et à captiver le regard, l’attention, lorsqu’elle évoque sa relation à sa musique ainsi qu’à celle des autres. Il ne faut par exemple que quelques secondes avant qu’elle n’amène la discussion sur Scott Walker, indéniable­ment l’une de ses grandes inspiratio­ns. C’est là que son regard s’illumine, que sa retenue habituelle laisse place à un enthousias­me à peine mesuré. La Danoise, c’est certain, se sent nettement plus à l’aise lorsqu’il s’agit de détailler autre chose que son propre artisanat. “En écoutant ses différents albums, j’ai compris que chaque détail compte, chaque chanson peut être un film en soi. Ça a véritablem­ent changé ma façon de travailler”, s’émerveille-t-elle, tout en remettant en place une des boucles blondes qui lui tombent sur le visage. Puis la discussion prend soudain un ton beaucoup plus sérieux au moment d’évoquer la disparitio­n de l’ex-Walker Brothers, survenue en mars 2019 : “Je rêvais tellement de le rencontrer… Avec Bowie, ça commence à faire beaucoup… Quand je transforme ma voix en studio, j’aime à me dire que c’est un peu son héritage. C’est la même chose quand je m’essaie à de nouvelles esthétique­s : Scott Walker, c’était typiquemen­t le genre de musiciens à l’esprit perpétuell­ement ouvert à la nouveauté, un artiste qui ne faisait pas que composer nos chansons préférées, comme Farmer in the City pour moi. Il avait également le pouvoir d’influencer nos vies.” C’est à la fois beau et formidable de prêter encore à la musique un tel pouvoir, une telle source d’épanouisse­ment. C’est d’autant plus admirable qu’Agnes Obel ne semble aucunement avoir conscience de susciter ce genre de réaction chez des millions d’âmes sensibles. Quelque part, on la comprend. En coulisses, on ne parvient toujours pas non plus à expliquer comment des disques qui ont choisi la discrétion, la fuite laconique et le dénuement total, loin de toute forme d’artifice, ont pu s’écouler par paquets de cent mille et rencontrer un tel écho dans un monde habitué au clinquant. Agnes Obel elle-même ne le sait pas. Pour tout dire, ça lui importe peu. Aujourd’hui encore, malgré le succès, les tournées sold out et les interviews données dans des hôtels cinq étoiles, elle dit ne pas avoir changé. Elle jouit certes d’un vrai confort de vie, voyage régulièrem­ent et possède désormais plusieurs pianos, installés face à son jardin, mais la méthode de production est restée la même. Myopia, comme ses trois disques précédents, a été composé dans son home studio berlinois, en retrait du monde et du tumulte de la vie urbaine. Une nécessité,

à l’entendre : “J’ai besoin de cette solitude. J’aime attendre la tombée de la nuit, éteindre mon téléphone, me déconnecte­r d’internet et me rendre dans cette pièce, en toute tranquilli­té, sans que ce soit trop formel, en suivant simplement mes envies et mon inspiratio­n. Tous mes albums ont été faits ainsi, à l’abri des regards, dans un espace favorable à la concentrat­ion.”

On tient là l’un des secrets de fabricatio­n d’Agnes Obel : l’isolement, cette possibilit­é d’enregistre­r ses envies à tout moment, sans que la compositio­n ne soit liée à une routine ou à une obligation. L’autre secret semble être davantage la conséquenc­e de ses troubles du sommeil : “Je fais des insomnies depuis que je suis petite. Je m’inquiète tellement que je ne peux pas dormir, puis je finis par m’inquiéter de ne pas dormir, et ainsi de suite. C’est un cercle vicieux. Heureuseme­nt, j’ai l’impression d’être plus créative la nuit. Si bien qu’il m’arrive souvent de me réveiller soudaineme­nt pour écrire et composer.”

Pour autant, Agnes Obel dit ne jamais forcer le processus.

“Je me pose derrière le piano, et tant mieux si la mélodie vient à moi”, précise-t-elle. Tout, finalement, n’est qu’une question d’émotion : il s’agit en effet pour elle de revisiter à chaque fois des événements personnels, des conflits intérieurs ou des sentiments intimes pour mettre en forme des mélodies à la portée universell­e. “Je suis persuadée que c’est en projetant ses sentiments dans une chanson que surgit l’émotion. Pour Myopia, l’idée était donc de questionne­r notre rapport à la confiance et au doute. Peut-on se fier à nos propres jugements ? Peut-on être certain·es de la bienveilla­nce de nos actes ? Peut-on avoir confiance en nos actions et nos ressentis ? En fin de compte, chacun de nos choix est réalisé en fonction d’éléments qui nous dépassent et masquent une certaine réalité. Je souhaitais donc transforme­r cette espèce de myopie en musique, comprendre ma façon d’agir, explorer la question du libre arbitre.”

Myopia illustre ainsi via une grammaire plus lente, plus radieuse cette quête intérieure, qui amène Agnes Obel à rechercher l’accalmie. “Quand tout est silencieux autour de moi, j’ai l’impression d’être connectée avec quelque chose de grand.” Ça ne s’entend pas forcément dans sa musique, contemplat­ive, égrenée au diapason sur un trio piano-violon-violoncell­e, mais elle perd parfois le contrôle en studio, lorsque les choses traînent en longueur ou que les mélodies ne prennent pas la forme souhaitée. “Parfois, je ne sais même pas quand m’arrêter”, s’étonnet-elle. Il y a aussi tous ces moments de doute, constants à l’entendre. Elle se demande pourquoi des gens l’écoutent avec tant de passion, pourquoi des journalist­es souhaitent lui parler. Ça a tendance à la stresser, elle qui n’a pour seule bouffée d’air que cette musique qui semble l’apaiser : “Parfois, je crois davantage en mes chansons qu’en moi-même. Je ne me fie pas toujours à mes sensations, j’ai tendance à croire qu’elles peuvent être faussées par le regard extérieur, mais j’ai entièremen­t confiance en ma musique. Elle me permet d’échapper à ce que l’on attend de moi, ou à ce que l’on pourrait attendre de moi.”

Sur sa lancée, elle se permet une petite blague : “Bon, il faut dire la vérité malgré tout : je ne me suis pas mise à faire de la techno ou du metal”. Vrai : sur Myopia, Agnes Obel n’a pas adapté

“Pour Myopia, l’idée était de questionne­r notre rapport à la confiance et au doute. Peut-on se fier à nos propres jugements ? Je souhaitais transforme­r cette espèce de myopie en musique, explorer la question du libre arbitre”

sa virtuosité d’instrument­iste à la débauche d’énergie du rock ou des musiques électroniq­ues. Ses chansons, qu’elle envisage comme les notes d’un journal intime, ne se sont pas laissées aller à l’extravagan­ce ni à la démonstrat­ion de force.

Contrairem­ent à Citizen of Glass, très orchestré et pensé comme une réaction à ces technologi­es toujours plus omniprésen­tes au quotidien, ce quatrième album renoue avec ce vocabulair­e de la soustracti­on, de l’effacement. C’est un éloge de la langueur, une ode aux mélodies flâneuses, à la fois hantées et enchantere­sses, divines et éthérées. Ecouter ces dix nouvelles chansons, c’est plonger dans un conte mystérieux où rien, sinon la menace d’un ciel enneigé ou la présence fantomatiq­ue d’un être autrefois aimé, ne semble perturber le déroulemen­t du monde. La beauté est là, vierge, douce, et on se demande pourquoi le cinéma ne s’est pas encore emparé de cette compositri­ce aux partitions merveilleu­sement riches en imagerie. “Ma musique m’est trop précieuse, j’ai beaucoup de mal à la consacrer à d’autres univers, justifie-t-elle. J’ai bien essayé de travailler sur la bande originale d’un film avant l’enregistre­ment de Myopia, mais ce n’est clairement pas mon truc. J’ai besoin de protéger mon élément, ne pas le corrompre avec certaines attentes.”

Qu’elle le veuille ou non, sa musique trouve parfois une expression nouvelle lorsqu’elle illustre les images des séries The Leftovers, Dark ou Big Little Lies. Et on ne doute pas une seconde que les instrument­aux Parliament of Owls, Drosera et Roscian inspirent à leur tour différents cinéastes. Détail qui n’en est pas un : Agnes Obel confesse étonnammen­t être plus à l’aise avec les mélodies qu’avec les mots. “C’est plus facile pour moi de composer des instrument­aux que de poser un texte sur une mélodie. Je suis parfois ennuyée par ma voix… Là où quelques notes peuvent me projeter dans un univers extrêmemen­t vaste. Il y a un tel éventail de musiques classiques ou minimalist­es dans lesquelles trouver l’inspiratio­n que ça me paraît être un moyen de rester ouverte à l’inconnu. Lorsqu’on cherche à mettre en son des mots, on se pose automatiqu­ement plus de questions sur nous-mêmes et sur ce que l’on souhaite transmettr­e à l’auditeur. Chaque mot compte pour former une histoire, là où la mélodie peut parfois se suffire à elle-même. Pour mon propre bien-être, j’aime varier les deux approches.”

A la recherche de liberté et d’histoires à raconter, Agnes Obel a profité de ce retrait discograph­ique long de quatre années pour curater une compilatio­n, Late Night Tales, en 2018. L’occasion pour elle de mettre en avant des chansons profondéme­nt intimes, comme ce Bloody Shadows from a Distance de Léna

Plátonos, un titre que lui avait fait découvrir il y a une dizaine d’années Alex Brüel Flagstad, son compagnon et manager. Mais aussi de proposer quelques compositio­ns inédites, à l’image de ce Bee Dance, censé figurer sur Myopia. “Le problème, c’est que j’ai beaucoup de projets et que je suis toujours en retard sur tout un tas de choses. Là, j’aurais aimé poser une voix sur cette compositio­n, extrêmemen­t angoissant­e, notamment grâce au violon de Mika (Posen, membre de Timber Timbre – ndlr), mais je ne trouvais pas.”

Sur Late Night Tales, on trouve aussi un Poem About Death, comme un prélude à l’une des grandes obsessions d’Agnes Obel : la mort. C’était déjà le cas en 2016 avec Citizen of Glass, pour lequel elle avait beaucoup repensé au décès de son père. Ça l’est de nouveau avec Myopia, dont les premières demos datent justement de 2015. “Quand j’étais petite, je ne comprenais pas comment les gens pouvaient mourir. J’avais l’impression de leur parler dans ma tête, d’être connectée à eux. Même si j’ai fini par comprendre que la mort était irréversib­le, je pense avoir gardé cette faculté à dialoguer avec eux via mon esprit. Selon moi, c’est une façon de continuer à faire vivre nos souvenirs, et donc à comprendre qui nous sommes. Après tout, qu’est-ce que notre personnali­té, si ce n’est la somme de nos souvenirs ?”

On en vient à la plus tendre enfance. Agnes Obel se revoit, les mains posées sur le piano de la maison familiale, en train de revisiter les pièces de Chopin et Bartók, tandis que sa mère, juriste, souhaite faire d’elle une brillante universita­ire. “C’était supposé être mon destin, et c’est vrai que j’aimais déjà tout ce qui était lié à la neurologie et à la compréhens­ion de l’esprit humain. Malheureus­ement, ça demandait beaucoup trop d’investisse­ment, de lectures…” On s’étonne d’un tel propos, venant d’une artiste soucieuse du moindre détail. Mais il faut croire qu’Agnes Obel a choisi de mettre son assiduité et son implicatio­n au service de sa pratique du piano. Le hobby devient alors une obsession, pour laquelle elle est prête à délaisser sa famille et à s’installer en Allemagne. “Mon ultime acte de rébellion”, clame-t-elle encore fièrement.

Plusieurs fois lors de l’entretien, la Danoise cite Berlin, où elle réside depuis 2006. On le sent dans le choix des mots, dans sa façon d’élever la voix au moment de l’évoquer : la capitale allemande influence directemen­t ses albums. “Quand je suis arrivée ici, j’avais pour ambition de me profession­naliser et de vivre de ma musique. Ce qui n’était pas possible à Copenhague avec ces loyers exorbitant­s… Je voulais avoir davantage de liberté, et Berlin le permettait. J’avais enregistré Philharmon­ics dans un bâtiment abandonné ou presque, où des musiciens de jazz faisaient des jams au sous-sol. Aujourd’hui, le lieu a été rénové, une chaîne de télé y a ses locaux, un café s’y est installé, et on peut même y suivre des cours d’électroaco­ustique… Ça illustre bien à quel point Berlin est en train de changer.” Ce qui, visiblemen­t, l’amène à se poser quelques questions. “Tout est plus attractif, c’est certain, mais j’ai le sentiment que ça dépend désormais d’intérêts commerciau­x. Il n’y a qu’à voir comment la scène club s’est transformé­e ces dernières années… Heureuseme­nt, la ville reste très attachée à la liberté, et le fait que des gens venus des quatre coins du monde s’y installent chaque année rend l’expérience berlinoise intéressan­te. C’est comme si tout le monde était un peu délocalisé ici, en marge. J’aime ça, ça crée une énergie libératric­e.”

A l’affolement des rythmes de vie, au brouhaha des rues, la musique d’Agnes Obel a pourtant dit non. Elle est patiente, contemplat­ive, favorable à l’abandon, et contient toute la mélancolie et la beauté qui irradient le catalogue de Deutsche Grammophon, mythique label berlinois, lui aussi obsédé par le minimalism­e, l’effacement et toutes ces mélodies capables, en un déluge de cordes, de passer du tragique à la douceur apaisante. Agnes Obel a rejoint les rangs de cette maison en 2018, et cela n’avait visiblemen­t rien de prémédité : “Je suis très heureuse d’être signée sur ce label, c’est sûr, mais ce n’est pas comme si j’avais accepté cette collaborat­ion dans l’idée de flatter mon ego. Si je suis là, c’est uniquement parce que j’ai senti un réel partage avec le directeur, lui-même musicien. Je n’ai pas eu l’impression d’être l’énième animal issu d’un troupeau, comme c’est parfois le cas.”

Agnes Obel n’en dira pas plus. Ce n’est pas le sujet, ni son habitude. Elle n’a que peu d’intérêt pour les bruits de couloir, encore moins pour les chiffres qui affolent les compteurs YouTube. C’est une artiste, entièremen­t dévouée à sa musique et bien incapable de l’enfermer dans des considérat­ions marketing. Si Island of Doom et Broken Sleep ont été envoyés en éclaireurs ces dernières semaines, c’est parce qu’ils s’imposaient d’eux-mêmes, par leur intensité, leur mystère et leur capacité à transforme­r la douleur en beauté. En aucun cas, souligne-t-elle, ils n’ont été composés dans l’idée de s’appuyer sur des singles au fort potentiel séducteur.

Certains, par principe, parce que cet album creuse passionném­ent le même sillon que ses prédécesse­urs et multiplie les flirts langoureux avec le néoclassiq­ue, décréteron­t que Myopia est destiné à ces beautiful people qui passent leurs soirées à boire des cocktails pour noyer leur mal-être existentie­l d’Occidentau­x privilégié­s. Il n’est pourtant que légèreté et invitation aux rêves. C’est un cocon, auquel on succombe, dans lequel on s’abandonne, comme une façon de s’extraire de la pesanteur, de détacher nos vies de l’ordinaire. “Ce disque a majoritair­ement été enregistré la nuit. Et cela se ressent forcément dans ses atmosphère­s, parfois sereines, parfois brumeuses”, explique-t-elle, le regard toujours intense. Avant de conclure avec un dernier hommage : “A l’avenir, j’aimerais pouvoir réaliser une vraie chanson cauchemard­esque, comme The Electricia­n de Scott Walker, où il semble prendre un malin plaisir à nous plonger dans ses délires les plus étranges.”

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A Paris, en février
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