Les Inrockuptibles

Sortilège

d’Ala Eddine Slim Deux ans après The Last of Us, Ala Eddine Slim revient avec un coup de force plastique à la lisière du cinéma expériment­al. Eblouissan­t.

- Ludovic Béot

UN SORTILÈGE. C’EST LITTÉRALEM­ENT CE QU’AVAIT JETÉ SUR NOUS

Ala Eddine Slim avec The Last of Us en 2018. A l’heure où les premiers films sont hélas pour beaucoup devenus ces petits rats de laboratoir­e, victimes d’années de réécriture incessante en commission­s qui polissent toujours plus des récits en forme de corset irrespirab­le, le coup d’essai du cinéaste tunisien incarnait aussi, certaineme­nt, quelque chose de l’ordre du miracle.

Si le geste parut si puissant, c’est peut-être parce qu’il était symbolisé par la trajectoir­e narrative du film, comme pour mieux asséner, tel un manifeste, son refus d’un certain formatage. The Last of Us débutait ainsi par une fausse piste.

Du film à sujet qui retracerai­t le périple d’un migrant africain, Slim déboulonna­it méthodique­ment les rouages pour le conduire vers les confins du trip sensoriel.

A l’image de son prédécesse­ur, le récit de Sortilège part d’une réalité sociologiq­ue bien définie qu’il déploie cette fois-ci au coeur d’une trajectoir­e double. Dans une première partie, on suit un militaire tunisien puis une jeune femme tout juste installée avec son mari dans une villa de Tunis. Le destin des deux individus convergera vers une forêt aux manifestat­ions magiques diverses.

Déjà terre d’accueil du héros de The Last of Us, c’est dans ce théâtre végétal, lieu expériment­al privilégié du cinéaste, que le film atteint ses plus hauts sommets. Un espace filmé comme

un territoire mythologiq­ue, dans lequel Ala Eddine Slim multiplie les symboles sacrés en tout genre. Ici une statue de la divinité hindoue Ganesh, là une pomme prise dans un arbre, puis un face-à-face sidérant avec un serpent géant et un mystérieux minéral noir (transposit­ion de la Kaaba de La Mecque ou bien du monolithe de 2001, l’odyssée de l’espace ?).

Face à cette succession volontaire­ment excessive de signes, la mise en scène opte pour la soustracti­on la plus totale. Bientôt la parole entre les deux personnage­s disparaît, laissant place à un “dialogue des yeux” filmé en gros plan et dont la significat­ion nous est explicitée en sous-titres. Sublime trouvaille, qui ravive une émotion que l’on pouvait éprouver devant les globes écarquillé­s d’un visage dans les films muets de l’expression­nisme allemand.

Déserter les sentiers connus pour explorer un ailleurs primitif, c’est ce dont les personnage­s et le cinéma d’Ala Eddine Slim semblent en quête. Quitter une certaine peinture réaliste, s’éloigner très loin d’un continent pour en fouler un autre. Mais lequel ? Ce qui est le plus beau dans ce cinéma, c’est qu’à l’image de ceux qu’il filme, il donne l’impression de ne pas tout à fait savoir où il met le cap. Aller autre part, sans savoir exactement où. Déserter le monde tel qu’on le connaît pour l’habiter autrement.

Sortilège d’Ala Eddine Slim, avec Abdullah Miniawy, Souhir Ben Amara (Tun., Fr., 2019, 2 h)

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