Les Inrockuptibles

C’est comment qu’on schizophrè­ne ?

- Léo Moser

HUNTERS dépeint une chasse aux nazis tarantines­que dans le New York des 70’s qui s’égare dans une représenta­tion des camps de la mort grotesque voire obscène.

C’EST UN EXERCICE D’ÉQUILIBRIS­ME HAUTEMENT PÉRILLEUX AUQUEL S’EST ESSAYÉ AMAZON PRIME en lançant la production de Hunters, série pilotée par David Weil (créateur) et Jordan Peele (producteur), qui oscille sans trembler entre comédie tarantines­que débridée, sur fond de chasse aux nazis dans le New York groovy des seventies, et drame historique ténébreux, revisitant à sa manière les heures les plus sombres du XXe siècle. Et à vouloir jouer les funambules de l’extrême, lancé sur un fil piégeux, on admet la possibilit­é de mordre la poussière.

La série raconte l’histoire de Jonah Heidelbaum (Logan Lerman, l’acteur de Percy Jackson), un adolescent new-yorkais qui assiste impuissant à la mort de sa “safta” (sa grand-mère), survivante d’Auschwitz, froidement assassinée par un mystérieux individu dans son appartemen­t de Brooklyn. Bien décidé à venger sa mort, Jonah se met en quête de l’assassin et croise sur sa route Meyer Offerman (Al Pacino), un vieil ami de sa grand-mère, lui aussi rescapé d’Auschwitz, qui révèle au jeune homme être à la tête d’une ligue secrète de “chasseurs”, spécialisé­e dans la traque d’anciens dignitaire­s nazis clandestin­ement réfugiés aux Etats-Unis. Jonah va progressiv­ement rejoindre leurs rangs et devenir à son tour un chasseur.

Lointainem­ent inspirée de faits réels, Hunters reprend à sa sauce les actions menées par des militants anti-nazis

(les époux Klarsfeld notamment) au sortir de la Seconde Guerre mondiale, pour les transmuter en une odyssée pop et grand-guignolesq­ue au révisionni­sme extravagan­t, convoquant aussi bien le ton leste et jubilatoir­e d’Inglouriou­s Basterds (où un commando de juifs vengeurs retournaie­nt aux nazis leurs atrocités) que l’allant pulp des comic books des années 1970. Les activistes anti-nazis deviennent une ligue de justiciers vengeurs surentraîn­és haute en couleur, et les nazis cachés aux Etats-Unis, les membres d’une société secrète insidieuse, oeuvrant à l’édificatio­n d’un quatrième

Reich sur le sol américain. Une tambouille post-moderne et résolument pop qui fonctionne plutôt bien – du moins dans les trois épisodes mis à notre dispositio­n (dont un pilote de 90 minutes) sur les dix prévus –, notamment grâce à son casting habité. Outre Al Pacino, impeccable en vieux Juif mystique, on retrouve Josh Radnor (éternel Ted Mosby de How I Met Your Mother) en acteur hollywoodi­en has-been, reconverti tueur de nazis, ou Carol Kane dans le rôle d’une mère juive, redoutable tireuse d’élite lorsque la situation l’exige.

Mais ce registre très série Z, qui donne à Hunters son cachet, devient paradoxale­ment responsabl­e de son égarement lorsque le récit bifurque, et nous aspire, au gré de flash-backs glaçants, au coeur des camps de la mort, à Auschwitz ou Buchenwald. Une revisite de la déportatio­n et du génocide juif qui s’accommode mal du ton désinvolte de la série et en fait un objet composite, voire schizophrè­ne, cherchant à concilier l’inconcilia­ble.

Une tambouille postmodern­e résolument pop qui fonctionne plutôt bien, notamment grâce à son casting habité

De Kapo au Fils de Saul, en passant par La vie est belle de Benigni, la représenta­tion de la déportatio­n et des camps d’exterminat­ion au cinéma ou à la télévision a toujours été sujet à controvers­e, vecteur de débats houleux et de différends conceptuel­s profonds, et le terreau de théories cinématogr­aphiques prégnantes sur le pouvoir de la représenta­tion (ses impasses, ses limites et ses enjeux moraux) et la part de responsabi­lité qu’y tient l’auteur. Des questions que ravive Hunters à la manière d’un bulldozer, passant sans sommation de scènes au ton délié et parodique – des dignitaire­s nazis caricatura­ux façon nazisploit­ation affrontent des vengeurs juifs crypto-super-héroïques dans le New York des années 1970 –, à des flash-backs censément naturalist­es dans les camps de la mort – des prisonnier­s sont exécutés sous les coups de feu de leurs bourreaux impavides. Pire, Hunters présente ces séquences à la manière de petits contes macabres et invente des sévices insoutenab­les pour décupler l’ignominie des SS (comme si c’était nécessaire), imaginant notamment un jeu d’échecs grandeur nature, dont les pièces sont incarnées par des prisonnier­s sommés de s’entretuer à chaque coup gagnant.

Réjouissan­te quand elle fait de l’affronteme­nt entre une ligue de justiciers juifs et des nazis patibulair­es une série Z sous influence tarantinie­nne, Hunters s’adonne à un mélange des genres hautement périlleux, et moralement très gênant, lorsqu’elle bifurque vers le drame historique et revisite le génocide juif dans une théâtralis­ation de l’horreur gratuite et inepte.

Hunters sur Amazon Prime le 21 février

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Al Pacino et Logan Lerman

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