Les Inrockuptibles

Coquillage­s et crustacés

Reporter culte au New Yorker, JOSEPH MITCHELL imagina un personnage marginal qui les rassembler­ait tous : il faut se précipiter sur son Old M. Flood, un sommet de poésie, et sur ses articles de jeunesse.

- Nelly Kaprièlian

PLUS QU’UN GRAND REPORTER, JOSEPH MITCHELL (1908-1996) était un écrivain, de ceux qui élevèrent le journalism­e au rang d’art et frottèrent la littératur­e à la rue. Les grands héros ne l’intéressai­ent pas : ce qu’il fouillait, c’était la marge, et ceux qu’il écoutait ne trouvaient alors que peu de place dans les romans… Exclus, largués, excentriqu­es, rencontrés dans les bas-fonds ou les franges de New York pour ses reportages. Et parmi eux, surtout, les plus magnifique­s, ceux qui “préférerai­ent ne pas” – tel le Bartleby de Melville, comme le Joe Gould du Secret de Joe Gould, que Mitchell publie en 1965, et, plus fascinant

encore, comme Mitchell lui-même, qui dès 1964 arrêta de publier des articles mais continua de se rendre tous les jours à son bureau au New Yorker, pendant les trente années suivantes.

Old M. Flood (1948), l’autre chef-d’oeuvre de Mitchell, paraît enfin en France accompagné d’un recueil de ses premiers articles, Arrêtez de me casser les oreilles (1938). On passera des mini-portraits de losers, exclus, vagabonds, patrons de toutes sortes de lieux ou de business, striptease­uses, vendeurs de bébés chauve-souris séchés – le jeune Mitchell hante les bars, les clubs, les ports et Harlem, pour ses articles sur les Reines du burlesque ou le vaudou à Manhattan… – à celui de M. Flood, un excentriqu­e de 94 ans qui vit dans un hôtel miteux près du marché aux poissons de Fulton Street, qu’il arpente dès l’aube pour y dénicher les meilleures palourdes.

Ce qui s’opère d’un volume à l’autre et en dix ans, c’est le passage du journalism­e à la fiction, comme si celle-ci était le meilleur outil pour restituer la vérité de ces vies qui obsèdent Joseph Mitchell ; comme si aussi le journalism­e, après un certain temps, révélait ses propres failles : paradoxe extrême, l’exactitude serait peut-être davantage une limite qu’une condition à la vérité. M. Flood n’existe pas, ou plutôt il existe un peu chez tous ces êtres que Mitchell a lui-même croisés au marché aux poissons, et qu’il hybride ici en ce qu’il appelle un “portrait composite”. Une pratique, ô surprise, qu’avait non seulement tolérée mais encouragée à plusieurs reprises William Shawn, rédac chef du New Yorker. Ce même Shawn connu pour avoir créé le départemen­t “fact-checking” du magazine.

Près de vingt ans avant l’énigmatiqu­e portrait de Joe Gould, écrivain de Greenwich Village qui disait se consacrer à un texte total sur l’histoire du monde, alors qu’en fait il n’écrivait rien du tout, M. Flood est lui aussi une sorte de Bartleby – il aurait dirigé jadis une “entreprise de démolition” –, l’incarnatio­n métaphoriq­ue d’une échappée loin des règles, convention­s, entraves d’une société ultra-productive, un obsédé (par toutes les sortes de fruits de mer et de poissons), c’est-à-dire un artiste à sa façon, ou encore un philosophe. Son but, à présent qu’il vit seul, qu’il ne travaille plus, est d’atteindre les 115 ans.

Sous des allures triviales – ce qu’on mange, boit, le marché, etc. –, les trois chapitres d’Old M. Flood (“Le Vieux M. Flood”, “Les Palourdes noires” et “L’Anniversai­re de M. Flood”), soit les trois “reportages” que Mitchell fit paraître dans les pages du New Yorker, sont hantés par la mort et traversés par le regard que Flood jette rétrospect­ivement sur toute sa vie. Comme cette femme qu’il a aimée mais n’a pas approchée car il était alors marié, qui repose à présent six pieds sous terre : il y pense encore, alors qu’il se souvient à peine de son épouse.

“M. Maggiani nous versa à boire.

Il ajouta une rasade dans le verre de M. Flood, et celui-ci sourit. ‘Mon grand âge ne m’a pas appris grand-chose, dit-il. Mais il m’a bien appris ce que valent vraiment un dollar, un mot gentil ou un verre de whisky’.” “Les Palourdes noires” est peut-être le plus mélancoliq­ue, le plus introspect­if de ces trois chapitres. Dans le dernier, Flood organise sa fête d’anniversai­re dans sa minuscule chambre d’hôtel, invitant ses amis du marché à venir dévorer des fruits de mer arrosés du meilleur whisky. Il a 95 ans le 27 juillet 1940. Ce même jour, c’est en fait Mitchell qui fête son anniversai­re – sauf qu’il s’agit de son trente-deuxième. Il a déjà commencé à mettre beaucoup de lui dans son personnage. Vingt ans plus tard, il s’y confondra. C’est après avoir fini le portrait de Joe Gould, cet écrivain qui n’écrivait pas, qu’il arrête lui-même d’écrire. Hantant les bureaux du New Yorker comme ce vieux M. Flood les allées du marché aux poissons.

Old M. Flood et Arrêtez de me casser les oreilles (Editions du Sous-Sol), traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Lazare Bitoun, 128 p., 16 € et 288 p., 22 €

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