Les Inrockuptibles

Si tout bascule

Dans (ma, aida…), les corps en suspension de CAMILLE BOITEL et SÈVE BERNARD mettent en mouvement le dérèglemen­t amoureux.

- Philippe Noisette

ILS SONT NOMBREUX, LES ARTISTES PROCHES DU CIRQUE CONTEMPORA­IN et tutoyant l’instable : il suffit de citer les noms de Yoann Bourgeois, Mathurin Bolze ou la paire Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel. Et chacun de courir à la “catastroph­e” avec qui un plateau tournant, qui un décor suspendu ou un plateau entravé d’objets. Dans cette mouvance, le travail de Camille Boitel en complicité avec Sève Bernard ose l’impensable : un décormachi­ne qui se défait au fur et à mesure de l’action. “( ma, aida…) est une pièce qui sert à user le théâtre jusqu’à la moelle”, résume la paire. Et Boitel parle ainsi de “fabriquer un spectacle plus que de le faire”. Il y a dans cette intention le rapport à la main – celle qui joue, celle qui fabrique, celle qui se tend vers l’autre – autant que le souci de ne pas tenir en place.

L’Immédiat, Le Cabaret calamiteux ou Fissures, créations précédente­s, ouvraient la voie en quelque sorte. Ces titres sont d’ailleurs révélateur­s d’un parcours accidenté où la tangente est possible, la marche arrière dédaignée. (ma, aida…) affirme cette envie du je/u. Sous les presque 100 m2 de plancher, une communauté de manipulate­urs oeuvre pour donner à cet effondreme­nt l’allure d’un opéra des corps. Sans oublier, aux côtés de Camille et Sève, Tokiko Ihara et Jun Aoki, artistes pluridisci­plinaires, musiciens ou performeur­s, c’est selon. “Ces présences nous accompagne­nt sans jamais rien illustrer”, lâchent Camille Boitel et Sève Bernard. Le reste, c’est-à-dire tout ce qui se joue entre les protagonis­tes, est d’une rare poésie : il y a l’hommage au théâtre comme au cinéma burlesque, la mélancolie à fleur de peau d’un couple en train de se (dé)faire et le coup de feu.

Cela peut paraître beaucoup pour un seul spectacle. Il n’en est rien. Camille Boitel et Sève Bernard écrivent les pages d’un récit pluriel. Le plus beau est encore que chaque spectateur peut s’y faire une place. (ma, aida…) est un précipité de vie. On pourrait dire qu’il respire à la moindre planche qui s’affaisse, à la moindre chute rattrapée de justesse.

“Jouer c’est disparaîtr­e”, aime postuler Camille Boitel. Alors va pour la disparitio­n lorsqu’elle prend cette forme de vie. Ne manquent qu’une poignée de fantômes au plateau. On n’en demande pas tant. Il faudrait dès lors citer les manipulati­ons à vue dans les coulisses, les têtes entraperçu­es sous la scène, les baisers envolés. Mais ce serait dévoiler trop ou trop peu. Du théâtre sur le théâtre, trente-six spectacles dans un spectacle de moins d’une heure, promet le programme de salle. “Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux”, disait Samuel Beckett. (ma, aida…) est encore ailleurs. Dans un temps suspendu.

(ma, aida…) de Camille Boitel et Sève Bernard, avec Tokiko Ihara, Jun Aoki.

Du 26 février au 7 mars, Le Centquatre, Paris. Du 18 au 20 mars, Le Maillon, Strasbourg. Les 26 et 27 mars, Le Manège, Reims. Du 14 au 19 mai, Comédie de Clermont-Ferrand

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Sève Bernard et Camille Boitel

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