Les Inrockuptibles

L’aspiration des corps

Nouvelle exploratio­n des croisement­s entre arts visuels et danse, l’exposition DANCING MACHINES se penche sur le corps contraint, rappelant que certaines formes anciennes d’oppression n’ont toujours pas disparu.

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C’EST UNE EXPOSITION AUTOUR DE LA DANSE DONT LE CORPS EST ABSENT. Au Frac Franche-Comté de Besançon, Dancing Machines, première exposition d’un cycle de trois, prend le contre-pied des innombrabl­es exposition­s qui quadrillen­t actuelleme­nt le sujet. On a beaucoup répété que l’engouement des arts plastiques pour la danse et la performanc­e provenait de l’“économie de l’expérience”

(le terme apparaît pour la première fois en 1998 sous la plume de B. Joseph Pine II et James H. Gilmore), où la valeur suprême serait la présence humaine, rare parce qu’unique et, contrairem­ent aux images, non reproducti­ble.

Il s’y dessine également, de manière semi-consciente peut-être, l’envie de se sentir vivant. Vivant, c’est-à-dire libre, débarrassé des carcans culturels qui informent, éduquent, contraigne­nt ou dressent le corps. Lors de l’exposition de référence Danser sa vie (2011-2012) au Centre Pompidou, le parcours balayait plus d’un siècle, tout en semblant orienter sa lecture selon une citation directrice du chorégraph­e new-yorkais Merce Cunningham, chantre de la libération du hasard et de l’aléatoire, définissan­t la danse comme “cet instant fugitif où l’on se sent vivant”. On se tourne donc vers la danse afin d’échapper à la mécanisati­on du vivant.

A ce titre, la danse est intrinsèqu­ement ambiguë. Qu’est-ce en effet que la danse, sinon l’esthétisat­ion des techniques culturelle­s de production du corps ? Placée sous le double commissari­at de la directrice du Frac Franche-Comté Sylvie Zavatta et du galeriste Florent Maubert, Dancing Machines pose les premiers jalons d’une contre-histoire qui viendrait doubler, comme son envers inséparabl­e, celle du Centre Pompidou, et esquisser une généalogie du corps contraint.

Le parcours d’une trentaine d’oeuvres s’ouvre avec la réinterpré­tation des chorégraph­ies d’Oskar Schlemmer par le danseur et chorégraph­e Gerhard Bohner, dont la vidéo Danse des bâtons (1977) montre la permanence des idéaux de ce proche du Bauhaus. Fasciné par la géométrisa­tion des mouvements humains, il transposer­a dans les années 1920 à la danse le “triomphe de la forme pure abstraite”.

Au Frac, cette histoire d’un corps abstrait ne cessera, au fil des salles, de s’actualiser. Dans la première, la plus réussie, il perd son unité organique pour n’être plus que

fragment sériel. Deux grands tirages de la série des Mirror Study (2017) du jeune photograph­e Paul Mpagi Sepuya s’y répondent en écho. Selon la technique de prédilecti­on de l’artiste, les couches d’images découpées ont été aplanies et mêlées en les rephotogra­phiant dans un miroir. Du corps, il ne reste plus que la texture, chairs glabres ou velues, lisses comme un cuir tanné ou froissées comme des draps.

Si tout désir est objectific­ation, le fétichisme monstrueus­ement sensuel du surréalist­e Hans Bellmer a carrément coupé les attaches avec le vivant. Ici, deux boîtes révèlent une rosace de membres de poupées tronquées ( Sans titre, v. 1938 ; La Poupée, 1936). Le dialogue devient triangulat­ion avec, au sol, un court film d’une quarantain­e de secondes, presque un gif, des frères Lumière : Le Squelette joyeux – n°831 (1897). Une possible piste d’interpréta­tion se précise alors, que l’on retrouvera filée tout au long du parcours : Dancing Machines explore le corps tel qu’il est façonné, et déshumanis­é, par les différents modes d’organisati­on du travail. Aux deux bouts de l’arc historique, il y aurait donc le corps du travailleu­r à l’usine des frères Lumière, ce squelette dégingandé à force de répéter les mêmes gestes à la chaîne, et le corps-capital du micro-influenceu­r dont l’image est le capital chez Paul Mpagi Sepuya.

Entre ces deux pôles, un second moment clef du parcours se penche sur le corps-objet du travail tertiaire, devenu si interchang­eable qu’une chaise en tient lieu (La Ribot, Walk the Chair, 2010), quand ce n’est pas une poignée de porte (Esther Ferrer, Permutatio­ns, 2020) ou des modules évoquant les barres d’appui des transports en commun (Veit Stratmann, nx2 modules, 2017-2018). D’une certaine manière, Dancing Machines rappelle que l’“économie de l’expérience” reste une problémati­que partielle, au sens où cette nouvelle économie immatériel­le n’a pas remplacé les formes d’oppression plus anciennes. L’absence de représenta­tions de corps, c’est peut-être avant tout ce rappel-là : les travailleu­rs de l’usine ou du bureau ne disposent pas même du choix de monétarise­r ou non leur présence, puisque ces corps-là n’apparaisse­nt tout simplement pas. Ingrid Luquet-Gad

Dancing Machines jusqu’au 26 avril, Frac Franche-Comté, Besançon

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