Les Inrockuptibles

Mécanique interne

La première exposition parisienne de JORDAN WOLFSON paraît étonnammen­t inoffensiv­e, au regard de l’aura de scandale qui la précède. Signe d’un changement d’époque chez celui qui affirme n’en répercuter que la teneur ?

- Ingrid Luquet-Gad

À LA VISITE PRESSE DE SON EXPOSITION, Jordan Wolfson passe une tête cordiale. En quelques phrases, il se prête aux formalités d’usage, décrit poliment ce que l’on a sous les yeux, puis s’évapore rapidement. Son discours, pour peu que le personnage nous soit familier, on le connaît. En tant qu’artiste, il cherche à parvenir à un état de non-jugement et, sur ce point, il aime à convoquer Jeff Koons. On lui trouverait aussi, à Jordan Wolfson, le même air lisse sur qui tout glisse, ayant simplement troqué le costume croisé des loups de Wall Street pour le hoodie des tech bros de la côte Ouest.

Dans leurs oeuvres, Koons et Wolfson captent l’imagerie populaire, l’amplifient et, parfois, y incluent leur effigie. Mais les temps ont changé. Là où le premier ramenait dans ses filets l’euphorie cul et fric des eighties-nineties, le second prélève, en même temps que les cartoons qui flottent à la surface, la vase des bas-fonds de 4chan : les tropes racistes et sexistes déguisés en mèmes rigolos, la violence défouloir des ados prostrés devant leur écran, et, plus généraleme­nt, l’ironie délétère de la génération Z – ainsi épinglée par l’artiste et critique Joshua Citarella.

Né en 1980, basé entre New York et Los Angeles, Jordan Wolfson est une star, fait rare pour un artiste contempora­in, si connu soit-il. Les méga-galeries, telle celle de David Zwirner, qui l’expose ici en solo pour la quatrième fois, s’arrogent souvent la primeur de ses pièces entre leurs murs – ainsi de la célébrissi­me Female Figure à la galerie de New York. Certes, ses production­s sont disneyland­esques, faisant usage des derniers effets technologi­ques, à l’instar de ses deux animatroni­ques ( Female Figure, 2014 ; Colored Sculpture, 2016) ou du seul exemple de réalité virtuelle qui, à ce jour, restera dans l’histoire de l’art ( Real Violence, 2017). En raison d’elles plutôt que malgré elles, Jordan Wolfson est l’un des génies de la décennie 2010 – aux côtés, pourrait-on avancer, d’Ed Atkins et du duo Ryan Trecartin & Lizzie Fitch.

Jordan Wolfson est un marionnett­iste à la cruauté immensémen­t raffinée, car en apparence (ou réellement ?) innocente des affects troubles et des émotions refoulées virtuelles. Parce qu’il a produit des chefs-d’oeuvre, non pas absolus, comme on a trop facilement tendance à les en qualifier, mais précisémen­t relatifs, adoptant la coloration de l’époque qui les a produits, puis de celle qui les regardera ensuite, il faut aller voir sa première présentati­on parisienne.

Malgré tout, ARTISTS FRIENDS RACISTS est à peu près aussi innovante que si l’artiste pensait avoir inventé le cinéma. Une série d’images obtenues par projecteur holographi­que, des voitures de flics, une parade de blackface, des portraits de l’artiste, Mickey et autres cartoons se succèdent à un rythme trop rapide pour qu’on puisse les distinguer et adopter une posture critique face au flux – soit la caractéris­tique qu’attribuait en 1936 Walter Benjamin, dans L’OEuvre d’art à l’époque de sa reproducti­bilité technique, aux images du cinéma naissant.

Jordan Wolfson. ARTISTS FRIENDS RACISTS jusqu’au 21 mars, Galerie David Zwirner, Paris

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