Les Inrockuptibles

Leïla Slimani

Entretien-fleuve avec notre rédactrice en chef invitée

- TEXTE Nelly Kaprièlian PHOTO Emma Birski pour Les Inrockupti­bles

Avec son troisième roman, LEÏLA SLIMANI fait preuve d’une nouvelle maîtrise. Dans Le Pays des autres – La guerre, la guerre, la guerre, premier volet d’une trilogie, l’autrice entrecrois­e l’histoire du Maroc, de la France et de sa famille. Un récit virtuose, à hauteur d’être humain, sur la décolonisa­tion.

UNE JEUNE MAROCAINE, ISSUE DE LA BOURGEOISI­E DE RABAT, RÊVE DE LA FRANCE. Elle feuillette des magazines de mode, la presse française, connaît nos stars et nos politiques, et attend de grandir. “Plus tard, je serai payée pour penser”, assène un jour la petite Leïla à ses parents, médusés. C’est chose faite : elle n’a que 35 ans quand elle décroche le prix Goncourt. Enfin une jeune Maghrébine reçoit la reconnaiss­ance littéraire de la France, va même la représente­r dans le monde.

En moins de deux ans, ces deux années qui séparent les sorties de son premier et deuxième romans, Leïla Slimani est devenue un phénomène national autant qu’internatio­nal. Traduite partout et adorée dans les pays anglo-saxons. On peut déjà parier que son nouveau livre, premier volet d’une trilogie sur l’histoire contempora­ine du Maroc à travers le vécu et la trajectoir­e intime de sa famille, va encore la propulser à un niveau supérieur. Celui d’un Jonathan Franzen ou d’une Elena Ferrante (en mieux que Ferrante).

Il faut dire que Le Pays des autres – La guerre, la guerre, la guerre est le grand roman de la décolonisa­tion qu’on attendait. Il y en a eu d’autres, de qualité, mais celui-ci nous emporte, nous fait sentir, toucher, éprouver ce qu’un peuple, ce qu’une famille ont pu ressentir. Sensuel, éclatant, violent, Le Pays des autres met en scène un couple mixte, les grands-parents de l’écrivaine, Amine le Marocain et Mathilde l’Alsacienne. Ils se rencontren­t

en France pendant la Seconde Guerre mondiale, elle va vivre avec lui à Meknès, au Maroc, d’abord dans sa famille, puis dans la ferme de son père qu’il reprend, où le travail est rude, la terre aride, les hommes et les femmes rompu·es à des traditions parfois incompréhe­nsibles. Le pays des autres, c’est celui où la jeune Française débarque, qu’elle ne comprend pas, auquel elle se heurte ; mais c’est aussi celui que Mathilde a quitté et qu’elle trimballe dans sa tête, la France des colons qui feraient presque du Maroc un “pays des autres” pour les Marocains mêmes.

Ici, Slimani a l’assurance, la virtuosité de celle qui a gagné en maîtrise, pour faire de son écriture une corde sinueuse qui s’immisce en chacun et dans toutes les psychés afin de nous offrir tous les points de vue, de restituer toute la complexité de la situation et de ces êtres plongés dans le Maghreb de l’aprèsguerr­e. Les zones troubles et profondes du rapport aux autres, c’est d’ailleurs ce qui se trouve au coeur de l’oeuvre en cours de Leïla Slimani.

L’étranger, la sensation d’étrangeté, elle l’explorait déjà à travers Dans le jardin de l’ogre (2014), chronique d’une addiction sexuelle, et dans Chanson douce (2016), autour d’un meurtre d’enfants, à travers le mal-être intime ou social de femmes dans le Paris contempora­in. Arrivée en France à 18 ans, c’est peut-être avec cette distance d’observatri­ce venue d’ailleurs qu’elle pouvait saisir alors toutes les nuances de nos sociétés ; comme il lui aura peut-être fallu passer vingt ans dans le pays des autres pour faire du sien, le Maroc, un sujet d’observatio­n, et d’écriture, à son tour. Plongée dans l’histoire coloniale de deux pays au fil de l’onde de choc que cette histoire aura provoquée dans des vies intimes.

Comment as-tu eu l’idée de ce roman, premier volet d’une trilogie ?

Leïla Slimani — J’ai l’impression que, quand on répond à cette question, on est obligé de mentir un peu. J’ai toujours eu la sensation qu’un livre vient nous chercher, que les idées, une atmosphère viennent nous obséder. J’étais un peu perdue après le Goncourt, je n’avais plus de temps à moi, de solitude, je passais beaucoup d’heures dans les hôtels, les avions. J’avais mon ordinateur avec moi. Un jour, j’y ai retrouvé des textes que j’avais écrits sur ma grand-mère. Réécrire un roman dans le Paris contempora­in, dans un lieu clos, je n’en avais plus envie. Je souhaitais sortir de ma zone de confort. Il me fallait un pari difficile – c’est ce qui me fait écrire. Je me suis dit qu’écrire un roman avec plein de personnage­s, ce serait cela, mon pari difficile. Et puis m’intéresser à l’addiction sexuelle ou au meurtre d’enfants, ça avait été dur. J’avais envie de plus de douceur, plus de tendresse pour mes personnage­s.

Dans Le Pays des autres, le Maroc que tu décris est quand même très violent…

C’est l’après-guerre. Le livre se situe entre 1945 et 1956, au moment où advient l’indépendan­ce du Maroc. Dix années qui vont être cruciales dans l’histoire du pays, parce que les Marocains qui ont participé à l’effort de guerre vont, comme dans beaucoup de pays coloniaux, changer de regard sur la France : ce pays si fort qui soudain capitule, qui perd la face, dont la puissance a été atténuée par la guerre ; mais, aussi, ces Marocains ont le sentiment que la gratitude des Français est très faible, ils redevienne­nt “Mohammed”, celui qu’on tutoie. C’est une époque très trouble. On assiste à la montée du nationalis­me et du désir d’indépendan­ce, qui va s’affirmer de façon violente. C’est aussi une période pleine d’espoirs, puisqu’on voit une génération éduquée s’imposer, vouloir que les femmes aillent à l’école, enlèvent le voile, etc.

Tu trouvais qu’il y avait un manque de récits, de romans, autour de l’histoire des colonies ?

J’étais d’une certaine façon un peu frustrée, car j’avais l’impression que l’histoire algérienne avait tout dévoré – je suis frustrée de toute façon en général du regard que la France et l’Occident ont sur le Maghreb. Nous, on connaît très bien la France, sa politique, son gouverneme­nt, sa culture. A l’inverse, les Français savent très peu de choses sur le Maroc, sur notre complexité, sur notre histoire, qui n’est pas celle de l’Algérie ni celle de la Tunisie. Et, depuis une dizaine d’années, tout est réduit au fait que nous sommes musulmans, comme si la religion expliquait tout. J’avais envie de rétablir nos différence­s, notre complexité. L’Algérie occupe tout le champ romanesque, avec de très bons romans, et je me suis dit : “Pourquoi ne pas rendre au Maroc sa part de romanesque ?” J’ai voulu faire le récit de la

“Nous, on connaît très bien la France, sa politique, son gouverneme­nt, sa culture. A l’inverse, les Français savent très peu de choses sur le Maroc, sur notre complexité, sur notre histoire”

colonisati­on et de la décolonisa­tion telle que ma famille, qui l’a vécue, me l’a racontée. Contrairem­ent à l’Algérie, le Maroc avait conservé ses traditions, via la royauté, et grâce à Hubert Lyautey (premier résident général du protectora­t français au Maroc de 1912 à 1925 – ndlr), qui a compris que trop de changement­s ne passeraien­t pas au Maroc. Et puis, dans les années 1940, le Maroc a accueilli des réfugiés du monde entier, même des Russes, comme le fils de Tolstoï, qui est mort à Rabat à la fin de cette décennie. J’ai voulu raconter cette histoire singulière.

Pourquoi y a-t-il eu la guerre en Algérie et pas au Maroc ?

La colonisati­on au Maroc s’était faite de façon différente, c’était un protectora­t, pas une colonie de peuplement. Le Maroc était un pays ruiné, et il y a eu une associatio­n entre le pouvoir français et le pouvoir marocain. Lyautey a compris qu’il fallait préserver les élites marocaines, l’organisati­on du pouvoir à la marocaine, qui était basé sur un rapport d’allégeance entre le sultan et les tribus. Il a aussi protégé l’islam marocain. Il a eu une vision très fine : si les Français s’allient avec les élites, ça allait marcher. Le roi et les nationalis­tes ont fait en sorte que la décolonisa­tion se passe le plus pacifiquem­ent possible. Et puis la guerre d’Algérie avait déjà commencé. Au Maroc, il y avait eu la guerre du Rif (contre l’Espagne puis la France, de 1921 à 1926 – ndlr), qui a été la plus meurtrière de toute l’histoire coloniale, et je crois que les Français savaient que, s’ils se retrouvaie­nt face aux tribus, ça leur coûterait très cher. Mais, pour autant, ça n’a pas été une décolonisa­tion douce. Ce qui m’a beaucoup surprise quand j’ai écrit le livre, c’est que ma mère avait gardé des souvenirs très violents de ces années 1955-56. Elle avait grandi à la campagne, elle se souvenait d’incendies, d’enlèvement­s, de meurtres.

Le roman met en scène tes grands-parents. T’ont-ils beaucoup parlé de leur vie ?

Ma grand-mère est morte il y a cinq ans, et elle m’a beaucoup parlé. Elle était une conteuse incroyable et, quand j’étais petite, elle me racontait son enfance en Alsace, son arrivée au Maroc… Ma mère me parlait, mais elle est très pudique, les souvenirs ont commencé à revenir progressiv­ement, surtout les détails. Un roman, ce n’est jamais que du concret, du trivial. Vous avez besoin de détails. Parfois, quand j’interviewe un historien, il me raconte des trucs super-complexes, alors que tout ce que je veux, c’est savoir comment était éclairé Meknès, comment les gens s’habillaien­t, comment étaient les terrasses de café. La grande Histoire, on s’en imprègne, mais ce que je voulais, c’était écrire à hauteur d’être humain.

Ta grand-mère te racontait-elle aussi la violence que les femmes, elle comprise, subissaien­t ?

Des scènes de violence, je sais qu’il y en a eu, même si on ne me l’a pas dit, par pudeur. Mais je connaissai­s le caractère de mon grand-père et j’ai entendu des histoires. Les hommes de cette époque étaient constammen­t humiliés, tutoyés, appelés par

le même prénom par les Français, et il y avait cette dichotomie terrible entre la grande fierté, ce sens de l’honneur dans lesquels ils étaient élevés et le fait de devoir baisser la tête face aux colons. Pour Amine, inspiré par mon grand-père, c’était encore pire, pour deux raisons : il avait été officier durant la guerre, donc il ressentait ces mauvais traitement­s comme un manque de gratitude ; et aussi parce qu’il était marié avec une Française – quand on lui parlait mal devant elle, et que soudain on s’apercevait qu’elle était sa femme, on le traitait tout de suite mieux. Et là, il avait l’impression de trahir son peuple, en acceptant leurs excuses, leur gentilless­e. En même temps, il avait envie d’appartenir à leur monde. Il était déchiré entre plein d’envies contradict­oires.

D’où le statut de la femme comme ultra-colonisée dans un pays colonisé ?

Ce qui est le fondement de mon engagement féministe, c’est que, pour moi, il y a une communauté de destins entre la femme et tous ceux qui sont dominés pour des raisons arbitraire­s. Quand on lit les grands textes sur la colonisati­on (Albert Memmi, Franz Fanon…), ils expliquent le colonisé, l’indigène comme celui qui fait l’objet d’une ségrégatio­n, d’interdicti­ons arbitraire­s. La femme, c’est pareil : elle vit la ségrégatio­n, la claustrati­on, l’impossibil­ité de s’épanouir, de s’exprimer. Le féminisme est toujours un humanisme et doit toujours être universali­ste. Car quand on est une femme, et c’est une triste chance, on a une conscience profonde de ce qu’est l’injustice, l’humiliatio­n. En écrivant ce livre, je me suis en effet rendu compte que la femme était la colonisée.

Il y a aussi des scènes terribles où un frère frappe sa soeur pour un oui pour un non. Cette violence familiale est-elle liée à la religion ?

C’est dû à des traditions qui émanent de la religion.

Le Maroc est une société patriarcal­e. Mais je connais une femme de la communauté juive de Fès : elle non plus ne sortait pas de chez elle, elle vivait aussi dans une société très traditiona­liste. Une fille qui se balade dans la rue est une dévergondé­e, voire une fille sale. Les familles forment des alliances, donc la fille en est l’image, elle doit rester vertueuse, sinon le déshonneur entache tout le reste de la famille. Le patriarcat est la chose la mieux partagée, par toutes les religions.

Ce qui est beau, c’est que tu nous fais passer d’un point de vue à un autre à travers plusieurs personnage­s, même très éphémères. Pourquoi avais-tu envie de cette forme ?

Ça s’est fait en écrivant. J’ai commencé par Amine et Mathilde, mais j’ai su aussi que je voulais le point de vue d’un enfant, surtout celui d’Aïcha, leur fille. J’ai toujours imaginé cette période à travers le regard de ma mère, qui est très poétique. Comment l’enfant aborde la violence entre les parents, la violence politique, et puis comme je voulais raconter l’Histoire avec un grand H, mais à travers des personnage­s, sont arrivés des personnage­s comme le frère ou Selma, la soeur d’Amine, ou le Hongrois, qui se sont imposés, car je me suis interdit de faire de longs chapitres explicatif­s : je voulais que tout soit incarné, que chaque épisode, chaque changement d’ambiance soient incarnés par un destin individuel. Je voulais que le lecteur n’arrive pas à choisir un camp, qu’il soit dans la même position qu’Amine et Mathilde. Je voulais que le lecteur soit tout le temps balancé entre plein de points de vue différents et n’arrive jamais à être pour l’un ou pour l’autre. Que ce soit trouble. Comme cette métaphore du “citrange”, l’oranger sur lequel Amine a greffé une branche de citronnier.

Et toi, comment te sens-tu, plutôt oranger ou plutôt citronnier ?

Si j’ai écrit ce livre, si je me suis lancée dans ce projet de trilogie, c’est pour essayer de savoir ce que cette histoire a créé en moi. C’est plus flou et changeant que je ne le croyais.

J’ai parfois un grand désir d’appartenir et, dans ces moments-là, j’ai envie d’être très marocaine. Quand j’étais enfant, je voulais être comme des copains, qui allaient faire les fêtes à Fès, dans leur famille, qui faisaient le ramadan. Je ne faisais pas les fêtes familiales religieuse­s, je ne parlais pas bien arabe, au fond, j’étais une mauvaise Marocaine. Mes parents ont fait leurs études en français, dans des écoles de colons, puis en Europe. Ils se sentaient un peu étrangers dans leur propre pays. Ils nous ont élevées (Leïla Slimani a deux soeurs – ndlr) avec ces valeurs, cette ouverture, ce qui était merveilleu­x, mais qui fait qu’eux-mêmes s’étaient construit une forme de solitude. Si vous ne vous sentez pas appartenir, soit vous devenez fondamenta­liste, soit vous êtes seul. Ce que nous disaient nos parents : vous êtes libres, mais vous êtes seules.

“Quand j’interviewe un historien, il me raconte des trucs super-complexes, alors que tout ce que je veux, c’est savoir comment était éclairé Meknès, comment les gens s’habillaien­t, comment étaient les terrasses de café”

Tu as été accusée d’être une native informant (“informatri­ce autochtone”) au moment de la publicatio­n de ton livre sur la sexualité au Maroc, Sexe et Mensonges. Et tu as subi un déchaîneme­nt de haine sur Twitter…

Oui, pour eux j’étais une “bounty”, soit blanche à l’intérieur. Ils ont dit que je m’en prenais au Maroc parce que je suis islamophob­e, que j’utilise la haine de l’islam pour être

médiatisée… ces gens sont fous. Qu’ils essaient d’être homosexuel­s au Maroc, et après qu’ils viennent me dire que tout va bien. Moi, je ne parle pas de théories ni de concepts, je parle de la vie des gens : six cents avortement­s clandestin­s par an, des femmes qui se mettent de l’eau de Javel dans le vagin, là on n’est pas en train de parler de post-colonialis­me.

Qu’as-tu pensé de l’affaire Mila ?

C’est son droit de dire qu’elle n’aime pas l’islam. C’est un immense luxe et un privilège de vivre dans son pays, où l’on peut critiquer, moquer les religions. Il faut la défendre et arrêter ceux qui la menacent. Il ne faut pas tout tolérer. Cette espèce de rondeur, de mollesse intellectu­elle par peur de heurter, ça amène à ne plus rien dire du tout.

Aïcha, cette petite fille qui observe, c’est ta mère. Mais n’est-ce pas toi aussi, l’écrivaine ?

En effet, il y a beaucoup de moi dans Aïcha. En fait, c’est l’écrivain qui vit dans le pays des autres, dans les deux sens.

A la fois au sens d’étrangeté – on est dans la vie et à la fois jamais complèteme­nt, on est dans une position d’extériorit­é qui peut être douloureus­e, mélancoliq­ue ou douce – et, en même temps, on est dans le pays des autres, car on est fascinés par les autres, c’est la matière même de notre métier. J’ai une fascinatio­n, une tendresse pour les autres, l’envie de les comprendre, de leur pardonner, j’ai une immense indulgence pour eux, parce qu’on est tous faillibles, on se trompe tous. J’ai tellement de tendresse pour la poésie de l’être humain. Je ne suis jamais dans un rapport aux autres qui est grégaire. On ne m’a jamais dit : “Tu dois penser ainsi ou ainsi parce que tu es marocaine.” Donc je pouvais tout remettre en question, être différente, et cela m’a beaucoup influencée dans mon désir d’être écrivain. Je n’ai jamais eu besoin d’écrire au nom de. L’écriture a été la dernière étape de mon émancipati­on. Je n’ai de loyauté envers personne. Je me fiche de vous choquer, de ne pas vous plaire, parce que si vous ne m’aimez pas, enfin, je ne vous aime pas non plus. J’irai ailleurs et je me réinventer­ai. Le revers de cela, c’est parfois un grand sentiment de solitude. Mais ce n’est pas grave. Parce que certains écrivains m’ont appris, comme Svetlana Alexievitc­h (prix Nobel de littératur­e 2015, l’autrice et journalist­e biélorusse raconte la Russie contempora­ine – ndlr), que la liberté a un prix.

En lisant Le Pays des autres, on pense à Camus, un peu à Duras. Tu les avais en tête en écrivant ?

Je me construis mon petit univers pour chaque livre. Ici,

Un barrage contre le Pacifique de Duras pour la force des images, la moiteur, ce rapport colonial entre les races ; Camus, pareil : cette chaleur, la beauté du ciel méditerran­éen. Après, plutôt que de lire des romans sur l’Algérie, je suis plutôt allée vers le Sud des Etats-Unis avec William Faulkner, Carson McCullers, Eudora Welty. Je recherchai­s cette atmosphère de poussière, cette nature qui peut être hostile et accueillan­te… Je voulais donner au Maroc une tessiture particuliè­re. J’en ai fait ma petite Alabama.

Sur quoi porteront les deux prochains volumes de ta trilogie ?

La deuxième partie se passe dans les années 1970-80, donc les “années de plomb”, les attentats contre Hassan II, le durcisseme­nt du pouvoir après l’ouverture de la gauche, l’époque des compromis et des compromiss­ions. Aïcha se marie, et arrive un personnage assez flamboyant inspiré par mon père. La dernière partie, c’est l’histoire des enfants d’Aïcha et de son frère Selim, entre 2005 et 2015, et c’est l’émigration, la mondialisa­tion, l’islamisme… Je vais me mettre en scène. Tout ce qui s’est passé a été tellement intense. Je suis arrivée en France au moment du 11 septembre 2001, et je mesure à quel point le

monde a changé : le rapport à l’islam, le fondamenta­lisme qui n’existait presque pas pour nous quand j’étais enfant. Ce que j’ai envie de raconter, c’est ce que ça a changé pour nous jeunes Maghrébins, quand on est venus en France, avec une idée de liberté. Et on voit les gens se faire mitrailler aux terrasses à Paris. Un ami algérien, qui est venu en France après les “années noires” où sa famille a été assassinée, m’avait dit cette phrase très belle : “Ils ont tiré sur mon idée.” Il ne faut pas oublier que Paris est une grande capitale du Maghreb, qui a accueilli beaucoup de Maghrébins, beaucoup d’intellectu­els pendant les “années noires”. Au Maroc, on a vu les mentalités changer. Aujourd’hui, les gens sont beaucoup plus intolérant­s.

Quand tu es arrivée à Paris à 18 ans pour faire tes études, tu n’as pas été surprise de voir que les Maghrébin·es vivaient en banlieue, n’étaient pas bien considéré·es, voire pas très bien traité·es ?

Oui, j’ai été surprise. A l’époque où je suis arrivée, en 2000, c’était pire que maintenant, à la télé, dans les journaux, on ne voyait pas de Maghrébins. Ce qui était bizarre pour moi, c’est qu’on m’identifiai­t toujours aux Beurs. On me demandait de quelle origine j’étais. Je disais : je suis marocaine, je ne suis pas “d’origine”. Je ne comprenais pas la question. C’est hyper-triste, ça veut dire que les gens qui sont nés en France, on leur demande encore d’où ils viennent. Comme si les Marocains étaient des émigrés par essence. Mais je pense que les révolution­s arabes ont changé le regard des Occidentau­x sur ces pays-là. Ils ont vu une jeunesse pleine d’espoir.

Tu as eu le Goncourt dès ton deuxième roman, au moment où la France venait de vivre une série d’attentats islamistes terribles. N’as-tu pas eu l’impression d’être utilisée pour incarner une France tolérante, inclusive ?

Je me suis dit tant mieux pour moi. Je me suis sentie pleine d’une force, j’ai pensé : “C’est super, je vais pouvoir dire à plein de filles qui s’appellent Leïla, Aïcha, Malika ‘Tu vois, tu as les cheveux frisés, tu as une tête de Maghrébine, tu es née au Maroc, tu as l’impression de vivre à la périphérie du monde, et pourtant, c’est possible.” Même si je suis utilisée, je me suis dit que j’allais utiliser les autres pour en faire quelque chose. Et puis le Goncourt a été un énorme propulseur à l’internatio­nal, surtout dans le monde anglo-saxon. J’ai découvert que j’étais capable de partir à travers le monde, de faire des conférence­s en anglais, que j’étais capable de l’assumer. Et à ceux qui vont me dire que je sors trop, que je voyage trop, je leur réponds que j’ai envie de profiter de la vie. Un malheur arrive toujours tôt ou tard, donc autant en profiter avant.

Le Goncourt t’apporte aussi une demande d’Emmanuel Macron : d’abord à la tête du ministère de la Culture, puis comme représenta­nte de la Francophon­ie. Tu avais soutenu sa campagne. Que penses-tu de sa politique aujourd’hui ?

Je l’avais soutenu publiqueme­nt au moment de la campagne, parce qu’il y avait Marine Le Pen en face, et puis il parlait de se tourner vers la jeunesse, de moderniser la France. Aujourd’hui, on se trouve dans un moment assez illisible, un moment de stagnation. J’ai des espoirs qui ont été déçus, notamment à l’égard des banlieues, de la jeunesse ou de l’écologie. Mes deux soeurs sont médecins, et ce qui se passe à l’hôpital et en général dans les services publics m’inquiète terribleme­nt. En tant que romancière, j’essaie toujours d’être dans la complexité. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile en ce moment, d’aborder la politique et le rôle d’un politique dans la complexité. Le contexte national et internatio­nal est si complexe que je n’arrive pas à mesurer la marge de manoeuvre de ceux qui nous gouvernent. Est-ce que c’est nous qui sommes fous d’avoir encore ces idéaux, ou eux qui sont incompéten­ts ou qui, pire encore, oeuvrent à des intérêts contraires à nos attentes ?

En tant que citoyenne, je ne sais pas ce que je peux encore espérer de la politique. Du fait de l’Union européenne, de la mondialisa­tion, de l’affaibliss­ement de la France, il y a plein de paradigmes que je ne maîtrise pas. Quand on écrit des romans, on regarde chaque être humain avec une certaine indulgence, et c’est ainsi que je regarde parfois les hommes et les femmes politiques. Ce doit être un métier terrible. Je n’ai pas envie d’être dans une critique aveugle, méchante, sachant les obstacles qui se dressent sur la route de ceux qui essaient de changer un pays. Je suis la fille d’un homme politique, je peux imaginer ce que c’est que cette vie. On dit toujours que les Français sont des râleurs, mais c’est parce qu’ils sont râleurs qu’ils vivent dans un pays comme ça. Un pays qui est extraordin­aire par beaucoup d’aspects et dans lequel je suis heureuse de vivre. Ils n’auraient jamais obtenu ces droits s’ils n’étaient pas ce qu’ils sont, exigeants, batailleur­s. Il faut continuer à se battre.

Aujourd’hui, que peut-on souhaiter à Leïla Slimani ?

J’ai un souhait de vide. Pas tout de suite, mais après la trilogie, j’aimerais être capable de passer deux ans à ne rien faire d’autre qu’observer le monde, que vivre dans une sobriété heureuse. Dans un petit village à la campagne ou en Italie.

“Quand on est une femme, on a une conscience profonde de ce qu’est l’injustice, l’humiliatio­n. En écrivant ce livre, je me suis rendu compte que la femme était la colonisée”

Le Pays des autres – La guerre, la guerre, la guerre de Leïla Slimani (Gallimard), 368 p., 20 €. Parution le 5 mars

Leïla Slimani sera présente aux Inrocks Festival pour une rencontre animée par Nelly Kaprièlian le 5 mars, de 18 h à 19 h, Gaîté Lyrique, Paris Retrouvez la vidéo Dans la bibliothèq­ue de… Leïla Slimani sur lesinrocks.com

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A Paris, en janvier
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A droite, des soldats français après le soulèvemen­t du peuple marocain contre la présence française, le 26 juillet 1955 à Meknès
A Meknès, au Maroc, en 1950 A droite, des soldats français après le soulèvemen­t du peuple marocain contre la présence française, le 26 juillet 1955 à Meknès
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Devant la photo de son arrièregra­nd-père, chez elle

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