Les Inrockuptibles

Arnaud Desplechin, metteur en scène et cinéaste

“JE CROIS BIEN NE PLUS APPARTENIR À AUCUNE COMMUNAUTÉ”

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“Chère Leïla Slimani, ma réponse pourrait être brève, trop brève : toujours en France je me suis senti étranger…

Ceci est un sentiment, et ceci n’est rien. J’ai raconté dans mon dernier film (Roubaix, une lumière – ndlr) ces affiches que je découvrais sur la porte des cafés à la frontière belge : interdit aux Arabes et aux chiens. Le soir où nous découvrion­s cette affichette d’infamie, j’avais 11 ans, les larmes nous venaient aux yeux à mon cousin André et à moi. De ces bars, je ne serais jamais mis à la porte, et j’en tremblais de honte. Ce pays ne m’était plus rien. Cette honte ne s’est pas éteinte.

… Souvenirs d’enfant cinéphile accroché à sa télévision : je regardais avec horreur ces acteurs français vieillissa­nts qui semblaient vouloir me montrer que la maturité pour un homme est toujours une déchéance. Ce spectacle me faisait horreur, comme une malédictio­n. Aussi, je m’enfuyais avec Gary Cooper, Stewart Granger, Al Pacino, Brando, qui vibraient chacun d’héroïsme blessé. Mastroiann­i aussi, qui savait échapper avec tant de grâce à la malédictio­n d’être un acteur européen…

Un jour, j’ai découvert Jean-Pierre Léaud, était-ce chez Godard, Eustache ou Truffaut ? Léaud était-il funambule ou apatride ? Ce fut bien la première fois où cet héritage dans lequel je baignais me fut une bénédictio­n.

Du pays où je suis né, je n’aimais donc ni les paysages, ni les films, ni l’arrogance. Ses chansons me faisaient horreur. Ce que j’ai aimé à la folie, ce sont les écrivains que nous avons eus en partage, Montaigne, Rousseau, Hugo, Stendhal, Proust, Barthes, tant d’autres… Et les poètes. Chez eux, je me suis senti grandir. Etranger, mais grandi.

J’ai voulu chaque jour m’arracher à ce pays dans lequel je me sentais si encombré, comme je me suis arraché à mon accent provincial dès que je suis arrivé à Paris. Combien j’ai rusé pour m’intégrer dans ce territoire étrange ! Un temps, j’apprenais seul le chinois, calligraph­iant la nuit avec maladresse mes cahiers d’idéogramme­s, rêvant de m’enfuir pour ce pays dont j’avais découvert les films…

Je viens de mettre en scène Angels in America, fantaisie gay américaine, et je songeais à mon âge : je crois bien ne plus appartenir à aucune communauté, ni minorité sexuelle, ni majorité, ni juive, musulmane ou chrétienne, ni française ou européenne. Si je suis né caucasien, et mon visage me semble un masque, je me rêve encore chinois !

Très certaineme­nt est-ce une illusion que je m’invente, et j’appartiens à mon insu, à mon dépit, à tout ce qui me détermine. Ainsi ma vie est une fuite !

Combien de fois par semaine m’habite l’énigme de Kafka : “Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même”…

Oui, toujours, je me suis senti un étranger.

Ici, dans ce pays où je travaille, dans les rues, je rase les murs encore, pour ne pas trop m’y faire repérer. Ce pays n’est pas à moi, ai-je toujours pensé, et je ne veux pas lui appartenir.

Me suis-je senti chez moi un jour ? Oui. A l’étranger bien sûr. Ce fut à Tel-Aviv. Trois fois. Trois fois pareilleme­nt, je fus ivre des rues sales ou chic, des nuits chaudes, du bruit de la mer, ivre de la complexité, amoureux de ce lieu improbable, parfois brutal, immémorial, toujours neuf, amoureux du désordre, de sa brutalité, de sa jeunesse.

… J’aimerais tant – sur mon prochain film ? – voir enfin le Bénin !”

Dernière création scénique Mise en scène d’Angels in America de Tony Kushner, Comédie-Française, Paris, jusqu’au 27 mars

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Sur le tournage de Roubaix, une lumière (2019)
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