Les Inrockuptibles

Kamel Daoud, journalist­e et romancier

“MILLE NOMS DE BATAILLE ESSAYAIENT DE FERMER MES PAUPIÈRES”

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“Chaque fois. Chaque fois que je scrute le portrait d’un martyr de la guerre de Libération algérienne, reproduit dans la grossièret­é, le gigantisme et la déformatio­n (façon d’imiter l’éternité dans les pays des décolonisa­tions) : l’un de nous n’est pas à sa place, est étranger. Le temps sain est exclusif de l’un ou de l’autre. Je me sens au présent, vif, inquiet et traversé d’ombres et d’ailes méconnues, de soleil ; alors le martyr de la guerre est dans la pose monumental­e. Les pays qui célèbrent sans fin la décolonisa­tion, au point d’en faire un écran total face au réel, vous imposent un exil étrange : vous êtes un revenant inversé chez vous. Un revenant, non parce que vous êtes mort, mais parce que vous êtes né, en retard, sans armes à la main, sans ennemi à abattre, hors casting. Donc je me suis senti étranger très tôt face au culte des martyrs, la récitation unanime de l’hommage fait aux héros, la répétition généralisé­e du trépas glorieux. Je n’étais pas un fantôme à cause de la mort mais à cause de la vie, d’une mauvaise synchronis­ation entre ma naissance et la guerre algérienne. Ce culte, ces musées, les films sur cette époque, les noms des rues, la monnaie et le procès de l’ex-colonisate­ur me refusent l’éclat d’un seul instant inexploité. Tous ces objets tentaient un contrepoid­s hargneux à quelques secondes de glissement de lumière entre un arbre et l’étoile diurne, métallique, d’un avion dans le ciel. Mille noms de bataille essayaient de fermer mes paupières. Je me sentis étranger, souvent, parce que je ressentais le présent comme un droit et que, dans le brouhaha du rite et des mots, je me découvrais maître d’une langue mésestimée, convaincu d’une trahison alors que la guerre était finie.”

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