Les Inrockuptibles

“Un beau procès, c’est un procès où il y a du gris”

- Fanny Marlier PROPOS RECUEILLIS PAR

Leïla Slimani souhaitait interviewe­r PASCALE ROBERT-DIARD, chroniqueu­se judiciaire au Monde et autrice de plusieurs ouvrages. Une rencontre d’une belle évidence avec cette journalist­e à la recherche du mot juste pour mieux rendre justice aux personnes qu’elle écoute.

Leïla Slimani — La chronique judiciaire se situe entre la littératur­e et le journalism­e. De grands écrivains comme Jean Giono, André Gide ou Colette lui ont conféré un certain prestige. Cette dimension littéraire a-t-elle contribué à votre choix de pratiquer ce genre ?

Pascale Robert-Diard — Au départ, je voulais surtout raconter la déflagrati­on du crime sur les autres. Mais, petit à petit, cette dimension littéraire a pris de l’importance. En plus de quinze ans de pratique, mon écriture a changé et je me suis peu à peu affranchie des codes. L’arrivée d’internet a beaucoup fait évoluer ma pratique du métier. J’ai commencé la chronique judiciaire via mon blog sur le site du Monde, et ça a été une forme de libération fantastiqu­e, grâce aussi à l’utilisatio­n des liens hypertexte­s. Cela peut sembler un détail, mais dans la constructi­on d’un article, vous faites toujours cinq lignes de rappel des faits précédents qui vous plombent l’écriture. Et les liens hypertexte­s m’ont permis d’évacuer cette partie. Le blog m’a donné une liberté incroyable, que j’ai ensuite retranscri­te dans le journal. Et, aujourd’hui, je pense que je me suis vraiment affranchie des codes classiques de l’écriture journalist­ique. En réalité, dès son apparition au XIXe siècle, la chronique judiciaire a été empreinte d’exigence littéraire.

Est-ce que cela n’est pas aussi lié au fait que, lorsque l’on a affaire à la nature humaine, à des choses si profondes et si complexes, la littératur­e nous aide à saisir ces ambiguïtés ?

On a affaire en permanence à des cas délicats où les gens ont peu de mots. Et je considère que le respect que je dois aux gens que j’entends pendant les audiences ce sont les mots justes.

Je dois essayer d’éviter l’adjectif facile.

Pourquoi dites-vous qu’ils ont peu de mots ?

Très souvent, les accusés – qui sont majoritair­ement des hommes, des gens qui, au départ, n’ont pas vécu dans des conditions parfaites – n’ont pas les mots. J’étais journalist­e politique avant, et je ne m’étais pas aperçue que la langue que je parlais et que j’entendais tous les jours était une langue parmi d’autres. Quand j’ai commencé à suivre des procès, j’entendais des accents, des fautes de français, etc. Et je me disais : “Mais elle est là la langue !” J’avais complèteme­nt oublié que la langue technocrat­ique, de bac +8, qu’on entendait à l’Assemblée nationale, à Matignon ou à l’Elysée n’était pas LA langue. Et de réentendre ce français parlé par des gens qui butent sur les mots, qui en prennent un pour un autre, qui ne les ont pas, qui font plein de fautes, ont des accents et vous disent plein de choses d’eux à travers tout ça, c’était très beau.

Dans votre livre Jours de crimes on trouve une chronique sur la fin de l’éloquence. Vous citez un avocat qui explique que l’éloquence n’est plus possible car l’on vit dans une société qui n’accepte plus un vrai conflit. Pensez-vous que l’éloquence a disparu ?

L’éloquence n’est pas morte, bien au contraire. J’ai récemment été membre du jury du Concours de plaidoirie­s d’élèves avocats au Mémorial de Caen. Il y avait beaucoup de femmes de grand talent, ce fut un vrai plaisir. Très longtemps, on a pensé que les femmes n’étaient pas faites pour le pénal, car elles n’ont pas la voix qui porte, ni la prestance physique nécessaire. Il y a peu de temps, pendant un procès, alors que je me demandais pourquoi on avait eu ces préjugés (moi comprise), une avocate m’a fait remarquer que presque toutes les salles d’audience sont aujourd’hui équipées de micro. Cela a mis tout le monde sur un pied d’égalité.

La magistratu­re et le métier d’avocat se sont beaucoup féminisé·es, est-ce que cela a produit des changement­s ? Y a-t-il un regard différent dans le traitement des violences sexistes et sexuelles ? Et, depuis MeToo, avez-vous constaté un changement dans le traitement de ces affaires-là ?

Je ne peux pas vraiment donner mon avis sur le système judiciaire, car je ne couvre pas un panel assez large de procès. Mais ce que j’ai pu constater, c’est qu’en ce qui concerne les procès liés aux féminicide­s, il y a très clairement eu un changement au niveau des jurés, qui sont davantage sensibilis­és et informés sur ces questions-là. Aujourd’hui, un homme qui est poursuivi pour le meurtre de sa femme prend une peine beaucoup plus lourde qu’avant. Cette justificat­ion par l’amour inconditio­nnel que l’on a longtemps entendue dans les tribunaux est désormais totalement inaudible, on reconnaît qu’il s’agit avant tout d’un désir de possession. Je pense toutefois que l’absence de parité dans un tribunal est un problème. La population poursuivie est majoritair­ement masculine, et je pense que c’est très compliqué pour eux lorsqu’ils ont en face un tribunal uniquement composé de femmes. Il faut aussi entendre la parole des hommes violents, car sinon on risque de ne comprendre qu’une partie du problème.

Dans vos chroniques, vous faites souvent preuve d’un grand humanisme, vous regardez aussi beaucoup les proches d’un assassin. Pensez-vous que l’on a de plus en plus de mal aujourd’hui à faire preuve d’humanité pour l’autre côté ?

C’est en effet ce qui fait que j’aime profondéme­nt l’audience : lorsque, à un moment donné, on voit apparaître la complexité de n’importe quel être humain. Ce moment de bascule où l’on réalise qu’un homme peut être le pire des salauds tout en étant un très bon fils, un très bon père ou un ancien enfant charmant. A contrario, une victime n’est pas toujours parfaiteme­nt une petite chose vulnérable et fragile. Les meurtres conjugaux sont d’une extrême complexité dans les relations de pouvoir qu’ils dépeignent, et même si bien sûr elles n’ôtent pas la vie, les femmes peuvent aussi parfois faire très mal avec les mots. Mais l’audience, malgré tout, c’est un endroit où l’on s’explique. Les mots qui tombent publiqueme­nt sur l’accusé, sur sa famille, et puis sur la plaignante et sa famille aussi… Tout ça s’exprime en même temps, et on voit l’effet des mots sur les gens. C’est unique, et il n’y a que le procès qui peut le faire.

Beaucoup d’avocats s’insurgent contre le fait que l’émotionnel a pris une place importante et que l’on a perdu en rationalit­é…

On a perdu en rationalit­é pour une raison simple, qui est qu’au départ la victime n’existait pas. Il y avait un équilibre à rétablir, c’est certain. Etre en compassion avec la victime, c’est beaucoup plus facile à raconter pour un·e journalist­e. La complexité, la difficulté d’une relation, c’est plus exigeant, cela demande plus de temps, c’est moins blanc ou noir. Un beau procès, c’est un procès où il y a du gris, et c’est beau parce que c’est juste.

“L’audience, c’est un endroit où l’on s’explique. Les mots qui tombent publiqueme­nt sur l’accusé, sur sa famille, et puis sur la plaignante et sa famille aussi… Tout ça s’exprime en même temps, et on voit l’effet des mots sur les gens”

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 ??  ?? Premier jour du procès de Dominique Cottrez à la cour d’assises du Nord, le 25 juin 2015 à Douai
Premier jour du procès de Dominique Cottrez à la cour d’assises du Nord, le 25 juin 2015 à Douai
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A Paris, en février

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