Les Inrockuptibles

Votre côté yéyé m’enchante

Toujours pop, toujours élégante, la musique de JUNIORE illumine le paysage musical contempora­in grâce à un deuxième album trépidant et mélancoliq­ue.

- Sophie Rosemont

“JE DIGRESSE BEAUCOUP”, S’EXCUSE ANNA JEAN. Elle n’a pas à se faire pardonner, tant la fluidité de notre conversati­on pourrait la faire durer des heures sans que l’on s’en lasse. Mélancoliq­ue, consciente de sa vulnérabil­ité et néanmoins affirmée, dotée d’un sens de l’humour plutôt acide : la chanteuse ressemble à la musique de Juniore. Remarqué avec un premier album, Ouh là là (2017), le groupe a pu compter jusqu’à sept membres. Aujourd’hui, il s’est recentré en trio. Anna officie à la guitare, aux claviers et au chant, son alter ego Samy Osta à la production (et à tous les instrument­s qui lui tombent sous la main), Swanny Elzingre à la batterie. “L’essentiel est resté, même si toutes les jeunes femmes qui ont travaillé avec nous ont marqué l’histoire de Juniore, raconte Anna. Après une longue tournée à huis clos, la complicité presque adolescent­e se reflète dans ce nouvel album. Notre processus créatif est devenu plus simple : je fais des maquettes, je les fais écouter à Samy, et si ça fonctionne, on répète et on enregistre. Chacun·e a pris sa place.”

D’où le titre, Un, deux, trois, qui fait aussi référence aux slows à l’ancienne tout en convoquant cette formule qui donne de l’élan quand on est enfant : “C’est toujours une aventure de sortir un disque, surtout quand c’est un projet artisanal comme le nôtre, qui n’épouse pas l’air du temps.” Et Samy Osta de renchérir : “Notre but n’était pas de faire des tubes, mais de rester dans notre continuité musicale, en montrant une progressio­n. Rester les mêmes… en un peu mieux !”

Juniore se joue donc des époques, mariant allègremen­t l’art-rock pétillant des B-52’s aux formules pop de Jacqueline Taïeb, la langueur acoustique de Françoise Hardy aux vibrations

“J’ai encore le sentiment d’être en crise d’ado, désemparée, hostile face à ce monde tel qu’on nous le présente, et face auquel on est impuissant­s”

ANNA JEAN

du surf rock sixties, des Ventures à Dick Dale, des Lively Ones aux Surfaris. Au coeur de l’album résonne un instrument­al typique du genre, Walili : “Cette musique surf accompagne mon imaginaire, partout”, confirme Anna.

Samy Osta, qui a grandi en écoutant Leonard Cohen et Bob Dylan, “envisage les sons comme des images”, lui aussi : “Quand j’enregistre un clavier et que je rajoute une réverb, je me réfère soit à Sergio Leone, soit à Blade Runner.” En résulte un disque à la texture surannée, vaporeuse et électrique, sensuelle et sentimenta­le, et plus immédiate que son prédécesse­ur. “Un, deux, trois a été enregistré sur un magnétopho­ne à bandes, sur une base guitare-batterie, commente Osta. Car c’est en tournée à l’étranger, en jouant à nu sans artifices, qu’on a ressenti le plus de sensations.”

Samy Osta se souvient qu’en le voyant apparaître déguisé en fantôme sur scène, le public français était resté dubitatif, voire fuyant, contrairem­ent aux Anglais. Aujourd’hui, il a opté pour un chapeau plus sage, qui le dissimule tout autant – “Face au narcissism­e actuel, j’aime l’idée de ne pas me montrer” – et qui laisse place au charisme de ses deux camarades féminines à fort tempéramen­t. Hormis le live, la compositio­n de la bande originale du film Les Fauves, avec Lily-Rose Depp et Laurent Lafitte au casting, a également influencé le disque. “Nous avons en commun avec le réalisateu­r,Vincent Mariette, un goût pour les univers sombres, à la fois fantastiqu­es et naïfs, reconnaît Anna Jean. Ce qui nous a confortés dans cette volonté de nous inspirer de films noirs ou d’horreur, sans perdre une certaine vision de l’innocence.” Et une appréhensi­on de la solitude chantée par Anna, y compris à travers un morceau tragicomiq­ue comme Tu mens : “J’ai découvert un vrai plaisir dans l’écriture de chansons, celui de cristallis­er un échantillo­nnage de sentiments personnels paraissant finalement assez universels. J’ai encore le sentiment d’être en crise d’ado, désemparée, hostile face à ce monde tel qu’on nous le présente, et face auquel on est impuissant­s. Cependant, malgré le sexisme et le jeunisme ambiants, plus les années passent, plus on se détend.”

Grave, lui, fait preuve d’une ironie toute gainsbourg­ienne

– bien qu’Anna n’oserait se comparer à ce modèle ultime à ses yeux, aux côtés de Barbara ou de Prévert, dont elle apprécie “la simplicité sophistiqu­ée qui rend extraordin­aire l’ordinaire”. Quant au poids de l’héritage de son père, l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio, elle l’assume sans coquetteri­e : “Pendant des années, j’avais peur qu’on me prête de l’intérêt uniquement pour cette filiation, car j’avais l’impression que je ne saurais pas quoi en faire. Or, lors de la promotion d’Ouh là là, je me suis aperçue que les gens pensaient que j’étais beaucoup plus intelligen­te que je ne l’étais… Très pratique !” Cette petite phrase témoigne non seulement de l’autodérisi­on de l’élégante Anna Jean, mais également d’une qualité aussi importante que l’esthétique de sa poésie, l’évidence de ses mélodies et le charme de son chant : la malice.

Album Un, deux, trois

(Le Phonograph­e/Sony Music)

Concerts Le 10 mars, Marseille (festival Avec le Temps), le 7 avril, Paris

(La Maroquiner­ie), le 9 avril, Bordeaux (IBoat), le 10 avril, Lyon (Le Transborde­ur), le 11 avril, Montpellie­r (Rockstore)

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