Les Inrockuptibles

Invisible Man de Leigh Whannell

La figure de l’homme invisible catapultée à l’heure des luttes féministes contre la violence patriarcal­e. Une réflexion habilement menée et brillammen­t mise en scène.

- Jean-Marc Lalanne

UNE HISTOIRE VIEILLE DE PRESQUE 90 ANS LIE LA FIRME UNIVERSAL AVEC LE MOTIF DE L’HOMME INVISIBLE. Entamée avec le classique de James Whale ( L’Homme invisible, 1933), elle court jusqu’à la tentative au coeur des années 2010 de forger un univers global, confondant tous les monstres maison (Frankenste­in, la momie…) et dans lequel Johnny Depp devait figurer l’homme invisible. Le projet fit long feu (après l’échec du premier opus,

La Momie, en 2017), et c’est donc sous de nouveaux auspices, avec la successful société Blumhouse (Paranormal Activity, Insidious, The Visit), qu’Universal réactive son “monstre” inapparent. Leigh Whannel, réalisateu­r d’Insidious et coscénaris­te de la trilogie Saw, est aux commandes.

Etrangemen­t, plutôt qu’à L’Homme invisible de James Whale, c’est à d’autres films hollywoodi­ens classiques que l’on songe en suivant les vicissitud­es d’Elisabeth Moss aux prises avec un ennemi intime omniscient. Le souvenir d’un sous-genre particuliè­rement prisé dans les années 1940 affleure : le thriller de tourments conjugaux, dans lequel l’héroïne redoute que son mari fomente de la tuer. Les plus grands cinéastes ont donné leur version du genre : Cukor (Hantise), Sirk (L’Homme aux lunettes d’écaille), Lang (Le Secret derrière la porte) et, bien sûr, Hitchcock (Rebecca, Soupçons, Les Enchaînés…). Invisible Man reprend cette dramaturgi­e de l’horreur domestique, du sadisme masculin et de la paranoïa féminine qui se révèle en fait extralucid­e.

Mais à cette rhétorique ancestrale, le film donne un tour résolument contempora­in. Il escamote le temps de l’ambivalenc­e (jamais le spectateur n’est désolidari­sé du point de vue féminin et croit d’emblée à ses accusation­s) et s’achemine très vite sur le terrain du combat et de la riposte. Le choix d’Elisabeth Moss est évidemment nodal dans l’incarnatio­n de cette révolte genrée : de Mad Men à The Handmaid’s Tale, l’actrice est devenue l’emblème de l’empowermen­t féminin frondeur face au patriarcat hostile. Le film est à la fois éloquent et limpide dans sa façon de requalifie­r des postures banales de la conjugalit­é en signes de l’emprise : une main d’homme endormi posée sur la hanche d’une femme éveillée, une autre inopinémen­t posée sur un genou à un moment inappropri­é. Ou encore des sous-entendus à la fois badins et sexués dans un entretien d’embauche. De sa forme la plus éruptive à la plus nichée

dans la quotidienn­eté, la domination masculine fait système et enserre l’héroïne dans sa toile. Le film voit un homme qui conquiert l’invisibili­té (par la science) s’affronter à une femme qui se défait de l’invisibili­sation (de ses souffrance­s, de la négation de son être et de sa place, par un modèle social archaïque).

Assez virtuose, le film visibilise cette joute avec l’invisible par un arsenal très sûr d’effets de mise en scène – dans l’acception la plus old school du terme. De facture à la fois très classique et très joueuse, la réalisatio­n de Leigh Whannel conjugue des ruptures d’échelle, des subreptice­s décadrages, des plans de coupe impromptus, pour suggérer que quelqu’un qu’on ne voit pas regarde ou désigner dans un bout de pièce vide un intrus indécelabl­e. Dans un même plan, il joint focalisati­on externe (où la caméra est le réceptacle “neutre” de l’action) et brutalemen­t interne (un subit plan sur la nuque d’Elisabeth Moss, et c’est un corps en trop qui s’interpose entre nous et elle, l’oeil de celui qui voit sans être vu).

Comme dans les meilleures production­s Blumhouse, tout est affaire d’économie : un couteau qui glisse mystérieus­ement sur un plan de travail, une cuisson à feu doux qui s’embrase, des assiettes qui se brisent

Le film voit un homme qui conquiert l’invisibili­té s’affronter à une femme qui se défait de l’invisibili­sation

dans les airs. C’est dans sa nature prosaïquem­ent domestique que le surnaturel est le plus effrayant.

Et si la fermeté du découpage prime sur la puissance figurative des effets numériques, ceux-ci, parcimonie­usement égrainés, n’en sont que plus marquants : tel le clignoteme­nt de son héros négatif blessé, écartelé entre visible et invisible, dans une scène de fusillade en hôpital psychiatri­que proche à bien des égards de celle du Terminator 2 de James Cameron. Son armure d’indétectab­ilité endommagée, le voilà arraché à sa cachette mobile, condamné lui aussi à faire image – mais une image instable, vacillante.

Le film s’organise donc comme un permanent suspense de l’énonciatio­n. Qui regarde ce que je vois ? Suis-je le seul spectateur de ce plan ou en est-il un autre, mauvais, toxique, infiltré jusque dans l’image ? L’être-spectateur n’est-il pas en soi un être-au-monde abusif ? Le film résonne de façon troublante avec un essai récent au fort retentisse­ment médiatique, Le Regard féminin d’Iris Brey. Des théories de renverseme­nt du male gaze élaborées par l’autrice, Invisible Man se constitue presque en travaux pratiques, à la fois ludiques et extrêmemen­t scrupuleux.

Le film milite pour défaire un certain ordre des regards (dont le dispositif­cinéma serait l’acmé), où l’un se planque et jouit, et l’autre est l’instrument de la jouissance du premier. C’est le sens du très beau final (attention, spoiler), où l’homme invisible s’est stabilisé comme visible (idée très payante de ne jamais l’avoir montré autrement que par tout petits fragments avant) et devient vulnérable. Entré dans l’image, il croit encore maîtriser la mise en scène. Mais c’est à l’intérieur même de l’image, et non pas verticalem­ent (comme cette caméra de surveillan­ce en plongée qui ne contrôle plus rien), que germe une puissance irréprimab­le, qui défait l’agencement programmé des regards, pour imposer un nouveau game, un nouveau gaze.

Invisible Man de Leigh Whannell, avec Elisabeth Moss, Oliver Jackson-Cohen, Harriet Dyer (E.-U., 2020, 1 h 50)

 ??  ??
 ??  ?? Elisabeth Moss
Elisabeth Moss

Newspapers in French

Newspapers from France