Les Inrockuptibles

Dark Waters de Todd Haynes

Dans un registre qu’on ne lui connaissai­t pas, Todd Haynes tire de ce scandale sanitaire un film-enquête captivant, avec un Mark Ruffalo parfait en avocat maudit.

- Jacky Goldberg

C’EST LA DEUXIÈME FOIS QUE MARK RUFFALO CROISE LA ROUTE DES DUPONT

– la multinatio­nale pétrochimi­que, pas la paire de flics moustachus. La première fois, dans Foxcatcher, il se confrontai­t à l’héritier cinglé de la famille, John, dans un combat pour l’honneur de la lutte (gréco-romaine). Cette fois-ci, c’est l’honneur, et la santé, d’une communauté rurale (et, en extrapolan­t légèrement, de l’humanité) qui est en jeu.

Dans la peau d’un avocat d’affaires, qui a l’habitude de défendre les grosses boîtes de chimie de Cincinnati, il accepte exceptionn­ellement le dossier d’un agriculteu­r (Bill Camp, au jeu un peu outré) dont le troupeau de bovins a été décimé en quelques années par un mystérieux poison déversé dans l’eau. Rob Bilott, c’est son nom, va ainsi découvrir que DuPont a sciemment pollué tout un coin de la VirginieOc­cidentale afin de produire du Téflon, cette matière antiadhési­ve recouvrant les poêles bien connue des cuisiniers.

Peu à peu, son enquête va virer à l’obsession, voire à la croisade, le faisant rejoindre la cohorte des saint-bernard du cinéma journalist­ico-judiciaire, les Erin Brockovich, Michael Clayton ou Jeffrey Wigand (de Révélation­s), pour ne citer que les meilleurs.

Adapté d’un article du NewYork Times Magazine, Dark Waters a une indéniable qualité : il informe sur un scandale de santé publique qui concernera­it 98 % de la population américaine (et sans doute occidental­e), dont le sang contiendra­it des traces plus ou moins importante­s d’un poison nommé PFOA – on laisse le film (ou Wikipédia, si vous préférez) vous informer sur ce que cela signifie exactement.

Similaire dans l’esprit au premier long métrage de Todd Haynes,

Safe (1995), où Julianne Moore se persuadait que l’environnem­ent toxique l’agressait, Dark Waters n’en a hélas pas la cohérence ni la force, tout en demeurant un captivant objet. Le cinéaste new-yorkais a répondu à la commande de son comédien principal – et militant écolo –, Mark Ruffalo (parfait en simili James Stewart prêt à tous les sacrifices pour sa cause), mais n’arrive manifestem­ent pas à se l’approprier complèteme­nt.

Contrairem­ent à son frère d’armes Gus Van Sant, qui réussissai­t pareille opération avec Promised Land (2013), le réalisateu­r de Carol n’est pas à son aise en bottes de caoutchouc, dans une Amérique profonde à laquelle il ne peut s’empêcher d’appliquer un vilain filtre bleu (on a connu Ed Lachman, son chef op, plus inspiré), et dont les “gueules” hagardes ne lui inspirent que de vagues gros plans face caméra, vieux clichés filmés du bout des doigts.

Autrement plus habile lorsqu’il filme, renouant avec son style flamboyant, des intérieurs ocre aux tapisserie­s fleuries, ou même, plus étonnant, des écrans d’ordinateur­s pour marquer le passage du temps (l’enquête s’étale sur deux décennies), Haynes finit par nous scotcher à la destinée de son avocat maudit lorsque celui-ci comprend, tel Warren Beatty dans A cause d’un assassinat (1974), qu’on ne peut jamais complèteme­nt terrasser l’hydre, mais qu’il est vital d’essayer.

Dark Waters de Todd Haynes, avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Tim Robbins (E.-U., 2019, 2 h 07)

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Bill Camp et Mark Ruffalo

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