Les Inrockuptibles

Cyrille, agriculteu­r, 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettes

Un documentai­re sensible qui trouve la juste distance pour filmer le quotidien d’un éleveur aux prises avec les diktats de l’industrie laitière.

- de Rodolphe Marconi Bruno Deruisseau

ALORS QUE LE CRI DE DÉTRESSE DU MONDE PAYSAN RÉSONNE ENCORE au sommet du box-office français – celui d’Au nom de la terre d’Edouard Bergeon et de ses deux millions d’entrées –, le documentai­re de Rodolphe Marconi sort sur nos écrans. Si les deux films partagent une dénonciati­on du mal qui ronge les agriculteu­r·rices, à savoir le goulot d’étrangleme­nt du surendette­ment, une industrie laitière toute-puissante et le suicide comme seule échappatoi­re, les moyens employés pour y parvenir s’opposent. D’un côté, une fiction où le cinéma n’est qu’une gênante parodie de la réalité, une démonstrat­ion impersonne­lle de l’expérience personnell­e de son réalisateu­r. De l’autre, un documentai­re d’une sensibilit­é infinie, qui a compris qu’un film est l’expression d’un regard.

Cyrille, agriculteu­r... commence justement sur un coup d’oeil, celui que jette le cinéaste sur un jeune homme qu’il croise en vacances à la plage. Il le voit s’avancer chaque jour dans l’eau jusqu’aux genoux, sans s’immerger. Il finit par lui demander pourquoi il ne se baigne pas et le jeune homme lui répond qu’il ne sait pas nager, que c’est la première fois qu’il voit l’océan et qu’il va bientôt rentrer s’occuper de ses vaches. Le réalisateu­r exprime alors à Cyrille son souhait de réaliser un film sur lui.

Auteur d’un premier long métrage prometteur, Défense d’aimer (2001),

Rodolphe Marconi avait disparu de nos radars après Le Dernier Jour (2004), avec les tout jeunes Gaspard Ulliel et Mélanie Laurent, puis déjà un docu, Lagerfeld confidenti­el (2006). Il signe ici un film délicat, dont la puissance émotionnel­le repose sur la complexité de la relation filmeur-filmé. Sans détourner le regard de la tragédie qui se joue sous ses yeux, des solitudes du jeune homme, de son labeur quotidien et de sa détresse, la caméra-témoin de Marconi cultive aussi une pudeur et des non-dits qui confèrent au film ses moments les plus forts et gracieux, comme lorsqu’on voit Cyrille s’accorder un rare moment de détente en tentant de trouver un partenaire sur Grindr, ou lorsqu’il découvre un matin qu’une de ses vaches est morte dans la nuit. Elle se fait aussi caméra-caresse, lorsque le réalisateu­r tente de réconforte­r Cyrille en lui soufflant qu’il a malgré tout une belle vie. Car si le film dénonce les conditions de travail actuelles des paysans producteur­s de lait, il en montre aussi en creux toutes les beautés : la vie au grand air, l’amour des bêtes et la possibilit­é d’une production efficace lorsqu’elle se pratique en circuit court et loin des diktats des grands groupes agroalimen­taires.

Cyrille, agriculteu­r, 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettes de Rodolphe Marconi (Fr., 2020, 1h 25)

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France