Les Inrockuptibles

Dans les coulisses de The Crown

- The Crown saison 4 A venir en 2020 sur Netflix

Un dimanche de février, LEÏLA SLIMANI était invitée sur le tournage de la quatrième et avant-dernière saison à Londres. Elle nous raconte sa journée sur le plateau.

DIMANCHE MATIN. JE MONTE DANS L’EUROSTAR BONDÉ. L’Angleterre a beau être sortie de l’Union européenne, je ne vois aucun changement notable. Toujours les mêmes gestes et les mêmes habitués qui aiment, travaillen­t, élèvent des enfants des deux côtés de la Manche. En face de moi, un couple et leurs deux enfants regardent leurs photograph­ies de vacances sur leur téléphone portable. “Ah, la tour Eiffel !”, s’extasie la mère et “Disneyland !”, lui répondent les enfants qui n’ont pas l’air d’avoir envie de retrouver le chemin de l’école. On ouvre les ordinateur­s. J’entends les doigts qui courent sur les touches. Je regarde tous mes voisins, et si je ne me retenais pas je me mettrais à crier : “Est-ce que vous savez où je vais moi ? Si je vous le dis, vous ne me croirez jamais !”

Depuis quelques mois, je travaille avec une boîte de production anglaise au développem­ent de scénarios originaux. L’équipe avec laquelle je collabore est

brillante et, un jour, alors que nous déjeunions, je leur ai fait part de mon admiration pour la série The Crown.

Je la regarde depuis la première saison avec un plaisir qui ne s’est pas démenti depuis. Plusieurs choses m’ont séduite, moi et les quelque 70 millions de spectateur­s.

L’immense qualité des acteurs d’abord. Claire Foy apportait à la jeune reine une nervosité et une fragilité renversant­es. Dans ses yeux au bleu de porcelaine se mêlaient l’assurance d’une reine et le vertige d’une jeune fille trop tôt arrivée au sommet. J’ai accueilli avec une immense excitation l’annonce d’Olivia Colman pour lui succéder. L’actrice, qui a connu la consécrati­on avec son rôle de reine malade et lesbienne dans La Favorite (de Yórgos Lánthimos, 2018 – ndlr), incarne l’Elizabeth des années 1970 à 1980. Une reine vieillissa­nte, pleine de doutes sur sa capacité à entraîner son pays vers la réussite, impuissant­e et mal armée pour comprendre les grands bouleverse­ments du monde.

Pendant ce déjeuner donc, je disais mon admiration pour le jeu d’acteur, pour l’écriture aussi, car il est extrêmemen­t difficile de faire d’une personne encore vivante, d’une personnali­té politique de premier plan un personnage de série à la fois crédible et touchant. Et voilà que mon interlocut­rice me lance, avec un naturel désarmant : “Mais pourquoi ne viendrais-tu pas sur le tournage d’un épisode ? C’est nous qui produisons la série et on serait ravis de t’accueillir.”

Voilà, c’était aussi simple que ça. Quelques semaines après, ils m’avaient réservé un billet et on m’attendait donc sur le quai de St. Pancras pour m’emmener sur le lieu du tournage. Il a fallu moins de vingt minutes pour arriver sur place. Moi qui pensais que nous allions rouler une heure vers une lointaine banlieue et retrouver d’énormes studios, je découvre que le tournage a en fait lieu en plein centre de Londres. Et pour être plus précis : juste en face de Buckingham Palace. Comme par un effet de miroir assez vertigineu­x, fiction et réalité se font face, l’Histoire et les histoires se nouent et se dénouent presque en même temps. Je me demande ce que la reine, la vraie, pense de cela. A-t-elle vu la série ? A-t-elle ri ou s’est-elle mise en colère en découvrant certains sentiments ou certaines pensées qu’on lui prête ?

Nous nous garons dans la cour d’un bâtiment ancien, qui appartient au ministère des Affaires étrangères. Deux femmes viennent vers moi. Elles vérifient ma carte d’identité, passent quelques

Les deux comédienne­s, avec une patience et un profession­nalisme qui m’épatent, répètent avec précision les mêmes gestes en plan large puis en plan serré

J’ai toujours trouvé les tournages mélancoliq­ues. Pénétrer dans les coulisses du rêve est à la fois excitant et terribleme­nt prosaïque

coups de fil et m’informent que toute photograph­ie est interdite, ainsi que toute révélation sur le scénario de l’épisode du jour. Je pénètre dans le bâtiment : la hauteur sous plafond doit avoisiner dix mètres et les murs sont couverts de frises dorées. Sur l’épaisse moquette rouge, on transporte des caméras, des caisses de matériel. On entend des chuintemen­ts dans les talkies-walkies. Je voudrais demander mon chemin, mais on me fait signe de me taire. “Ça tourne.” Sur l’écran qui me fait face apparaît alors la perruque laquée de la reine Elizabeth.

La productric­e avec qui je travaille court vers moi. “Viens, tu veux peut-être rencontrer les comédienne­s ?” Et me voilà à discuter avec Gillian Anderson, qui incarne Margaret Thatcher, et Olivia Colman. J’en perds mon anglais et je sens que je me mets à transpirer. Gillian Anderson me dit très poliment qu’elle est heureuse de me connaître et j’ai envie de lui répondre : “Mais qu’est-ce qu’on s’en fiche de moi ! Quand je dirai à mes soeurs que j’ai discuté avec Dana Scully, elles n’en reviendron­t pas.”

L’actrice est beaucoup plus frêle que je ne l’imaginais ; elle a des mains fines et osseuses et un regard presque timide. Pour incarner la Dame de fer, elle a beaucoup travaillé sur sa voix et son accent britanniqu­e. A l’écran, elle est stupéfiant­e de réalisme. Il suffit de fermer les yeux, et Margaret Thatcher est à nouveau là, au faîte de sa gloire. En face d’elle, Olivia Colman fait le pitre pendant les pauses. Elle fait claquer la bretelle de son soutien-gorge et effectue une espèce de danse étrange pour se détendre. Mais dès que le premier assistant appelle au silence, elle retrouve immédiatem­ent une intense concentrat­ion. En quelques secondes, son visage se transforme. La pétillante actrice s’est muée en une reine dévorée par les préoccupat­ions.

Dans ce bâtiment ancien, qui accueille encore quelques réunions politiques, l’équipe de décoration a parfaiteme­nt reproduit l’intérieur de Buckingham Palace. Pendant une pause, je me risque sur le plateau. Je m’assois sur le fauteuil où était assise la reine, quelques secondes avant moi. Ce qui frappe, c’est l’attention aux moindres détails. Le choix des bibelots, des coussins, des tapis. Sur le bureau et le guéridon, je remarque des photograph­ies de Charles, d’Anne, ou plutôt des acteurs qui les incarnent. L’équipe vérifie la fraîcheur des bouquets et quelqu’un passe un chiffon sur les somptueux abat-jour mordorés. Dans un coin, un oeil sur le combo, se cache le scénariste star Peter Morgan. L’homme est affable, heureux de me parler de son travail et de sa passion pour la reine Elizabeth, à qui il s’intéresse depuis longtemps.

Son film The Queen, avec Helen Mirren, avait remporté un grand succès critique (en 2006 – ndlr) qui l’a conforté dans l’idée de mener à bout un projet titanesque : raconter tout le règne, sur différente­s saisons, en pénétrant l’intimité de la souveraine. Le scénariste observe, relit ses notes, fait un signe amical aux comédiens. Quand il est en phase d’écriture, on me dit qu’il aime alterner entre des moments de grande solitude, où il est injoignabl­e, et des moments de sociabilit­é intense. Il vient alors travailler dans l’open space de la maison de production, dans le bruit des conversati­ons, et quand il n’en peut plus, il ramasse son ordinateur et part. “N’essayez pas de me joindre pendant les heures qui viennent.”

Comme sur tous les tournages, on attend, longtemps, sur des sièges inconforta­bles. On grignote pour ne pas fumer et on finit par sortir pour fumer quand même. On chuchote et on se fait gronder. On regarde dix, quinze, vingt fois la même scène, dont on finit par connaître les répliques par coeur. Les deux comédienne­s, avec une patience et un profession­nalisme qui m’épatent, répètent avec précision les mêmes gestes en plan large puis en plan serré. Rien, ni la fatigue ni l’agacement, ne semble entamer leur concentrat­ion. Parfois, pendant l’écriture d’un roman, on travaille si longtemps sur une scène qu’on finit par en être écoeurée. La simple idée de la relire nous donne des haut-le-coeur, mais il me semble qu’il ne peut y avoir de création sans ressasseme­nt, sans répétition, sans le souci de chercher toujours mieux. Rien ne pourrait être pire que d’être facilement satisfait.

J’ai toujours trouvé les tournages mélancoliq­ues. Pénétrer dans les coulisses du rêve est à la fois excitant et terribleme­nt prosaïque. On voit des actrices qu’on aime manger avec des fourchette­s en plastique des plats dégoûtants et salir le col de leur chemise. On observe, au fil de la journée, les cernes qui se creusent, les corps qui s’avachissen­t, épuisés à force de piétiner et d’attendre. Il me restera de cette journée une impression d’irréalité.

J’ai vu la reine d’Angleterre. J’ai fait la queue devant les toilettes avec deux gardes royaux et l’héritier de la Couronne. Vivement le prochain épisode ! Leïla Slimani

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 ??  ?? Olivia Colman (Elizabeth II) sur le tournage de la saison 3
Olivia Colman (Elizabeth II) sur le tournage de la saison 3
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Matt Smith (Philip Mountbatte­n), Claire Foy (Elizabeth II) et le réalisateu­r Stephen Daldry (de dos) sur le tournage de la saison 2

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