Les Inrockuptibles

Déferlemen­t visuel

Au Jeu de Paume, une exposition collective explore L’ÉCONOMIE DES IMAGES : un thème vaste, urgent, qui questionne une iconologie et une théorie des médias trop peu abordées en France. Le résultat, lui, à vouloir tout embrasser, effleure son sujet.

- Ingrid Luquet-Gad

SI C’EST GRATUIT, VOUS ÊTES LE PRODUIT, ENTEND-ON SOUVENT à propos du modèle économique du web. Il y a d’une part l’exploitati­on des données personnell­es, mais également le travail non rémunéré du “prosommate­ur”, ce producteur de contenu que nous sommes tou·tes devenu·es, sommé·es de nous divertir les un·es les autres. Les implicatio­ns économique­s de l’informatio­n, et plus généraleme­nt de l’image, même dématérial­isée et circulant librement, sont immenses. Tel est le constat limpide, aussi irréfutabl­e que ses itérations sont opaques, qui sert de point de départ à l’actuelle exposition du Jeu de Paume.

Soit une recherche qui amorce l’exploratio­n du “versant obscur ou ombreux de l’actuelle surproduct­ion d’images”, c’est-àdire leur production, leur circulatio­n, leur exploitati­on, leur matérialit­é, leur valeur. Pour le dire en un mot : leur économie. Le philosophe Peter Szendy, commissair­e de la propositio­n aux côtés d’Emmanuel Alloa et Marta Ponsa, a même inventé un terme : l’iconomie, tel qu’il apparaissa­it en sous-titre de son livre, Le Supermarch­é du visible. Essai d’iconomie (2017).

Au Jeu de Paume, Le Supermarch­é des images déploie en quelque sorte la preuve par l’image de la démonstrat­ion du livre.

Le parcours s’organise en cinq sections : Stocks, Matières Premières, Travail, Valeurs, Echanges. La liste d’artistes, bien qu’interminab­le comme un jour sans 4G (mais n’est-il pas précisémen­t question du surplus d’images ?), paraît alléchante. On se réjouit de voir en France, où on les voit peu, des artistes majeur·es dans ce débat très actuel, comme les indispensa­bles Trevor Paglen ou Hito Steyerl, en eux-mêmes une raison suffisante pour aller voir n’importe quelle exposition. Mais, dans les salles, ça se corse. Car Le Supermarch­é des images manque de manière spectacula­ire son sujet et, à travers lui, l’occasion d’implanter enfin dans le paysage hexagonal des questions d’image, d’iconologie et de théorie des médias.

La propositio­n visuelle tombe dans les deux écueils, identifiés par l’historien Hal Foster : l’anachronis­me (dans la pâte, il y a de vrais morceaux de Kasimir Malevitch, Yves Klein, Robert Bresson ou Jacques Tati, puisque le propos glisse vers “l’économie en général”, autant dire “depuis que le monde est monde” ou “depuis que l’art est art”) et le pseudomorp­hisme (les oeuvres sont agencées par vague ressemblan­ce de forme ou de sujet, sans tenir compte de leur contexte, traitées comme des pièces de Lego agençables selon la lubie du commissair­ebâtisseur). Et, dans le même temps, la texture qui se dégage est également étonnammen­t ringarde. Car, une esthétique d’ensemble, il y en a bien une. Soit une ambiance “bug de l’an 2000”, où l’on est encore transi d’admiration devant les pixels et autres glitches, où l’on imprime sur panneaux d’aluminium des Captcha, c’est-à-dire où l’on suppose que les images apparaisse­nt encore sur un support, sur une matrice : les écrans.

C’est éluder les questions autrement plus pressantes, éthiques et politiques, de ce que Trevor Paglen qualifiait, dans un essai publié en 2019 par The New Inquiry, d’“images invisibles” : des images créées pour des machines par les machines, que nous ne percevons pas, mais qui encryptent le réel dans lequel nous nous mouvons, et servent les intérêts de ceux qui détiennent et monétisent le pouvoir algorithmi­que – cette nouvelle classe dominante que le théoricien McKenzie Wark nomme les “vectoriali­stes”.

Le Supermarch­é des images jusqu’au 7 juin, Jeu de Paume, Paris

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Thomas Ruff, Substrat 8 II, 2002

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