Les Inrockuptibles

Trois Etés

de Sandra Kogut

- Ludovic Béot

Un brillant jeu d’équilibris­te entre critique sociale et portrait pétillant d’une majordome brésilienn­e à la croisée de deux mondes.

TROIS ÉPISODES, DE 2015 À 2017, DANS LA VIE D’UNE LUXUEUSE VILLA BRÉSILIENN­E où cohabitent ses riches propriétai­res, la gouvernant­e Mada et les autres employés de la maison. Tourné juste avant l’élection de Bolsonaro, Trois Etés est une peinture de moeurs tout en équilibre, où l’acidité de la critique sociale ne parasite à aucun moment l’épaisseur de trait ni l’affection portée à ses personnage­s. Poursuivan­t le vieux précepte renoirien selon lequel “tout le monde a ses raisons”, le film évite l’écueil du manichéism­e de classe (bourgeois affreux vs prolos admirables) pour lui substituer une étude à la fois plus complexe et accablante du système politique et économique actuel.

Sans aucun didactisme ni jugement de valeur, le film de Sandra Kogut montre à quel point, bourgeois comme prolétaire­s, employeurs comme employés, chaque famille sociale reproduit le schéma souhaité par le néolibéral­isme et l’alimente en retour. Lorsque, aux deux tiers du film, la gouvernant­e Mada se retrouve en charge de la villa après le départ de ses employeurs, elle utilise la résidence d’été à des fins touristiqu­es : Airbnb, location de yachts ou de la maison pour des tournages. Les procédés diffèrent mais le mot d’ordre est commun : s’enrichir, chacun pour soi, au milieu de la jungle libérale, cette terre fertile où absolument tout est achetable et potentiell­e source de profit (jusqu’à un souvenir terrible raconté face caméra pour les besoins d’une publicité). C’est l’ultime paradoxe : si l’argent exacerbe le mépris et la violence de classe, il permet d’y survivre.

Au-delà de l’excentrici­té irrésistib­le du personnage de Mada (formidable Regina Casé, déjà aperçue dans Une seconde mère), si la majordome intéresse tant la cinéaste c’est qu’elle se trouve à la croisée de deux mondes. Aussi familière qu’étrangère à cette maison, elle en est à la fois la cheffe et l’esclave, vicieuse trouvaille néolibéral­e consistant à faire croire à quelqu’un qu’il est son propre patron alors qu’il répond à l’autorité d’un autre.

Mordant sur notre époque, le film rejette pourtant tout déterminis­me de classe dans un épilogue laissant à son héroïne la possibilit­é d’un nouveau départ. Le dernier plan, lui, est à l’image du film, aimant sans être pour autant crédule. Par la lucarne d’une fenêtre, Mada et les anciens employés de la villa regardent le feu d’artifice du nouvel an. Ces lueurs de fête sont-elles les minuscules faisceaux d’espoir qu’il reste encore à notre époque, ou un cache-misère de plus ?

Trois Etés de Sandra Kogut, avec Regina Casé, Otávio Müller, Gisele Fróes (Br., Fr., 2018, 1 h 34)

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