Les Inrockuptibles

Model Shop de Jacques Demy

- Jean-Marc Lalanne

Errance d’une journée dans les rues de L.A. et dans les films de sa vie, un film méconnu mais parmi les plus beaux de Jacques Demy.

MAI 1968 : LE MONDE A LES YEUX BRAQUÉS SUR PARIS OÙ ÉTUDIANT·ES et CRS s’affrontent autour des barricades. Jacques Demy, lui, n’est pas là. Il est à Hollywood. Il a accepté quelques mois plus tôt la propositio­n de la Columbia de venir travailler en Amérique. En Mai 68, il tourne donc Model Shop, mais s’il n’est pas aux côtés des manifestan­t·es qui dépavent les rues pour les jeter sur les forces de l’ordre, il tourne son film le plus violent et le plus contestata­ire (peut-être plus encore qu’Une chambre en ville), à la fois mise en crise de son propre cinéma et document brut sur une Amérique sonnée par la guerre du Vietnam.

Etrangemen­t, alors que le cinéma américain classique hante ses précédents films, Model Shop est le moins hollywoodi­en des films de Jacques Demy. La Columbia l’avait contacté pour refaire Les Parapluies de Cherbourg ou

Les Demoiselle­s de Rochefort, mais en bénéfician­t cette fois du savoir-faire et de la production value des majors américaine­s. L’intuition géniale de Demy est de ne surtout pas accepter l’offre, et de pressentir que ce cinéma-là est devenu impossible car l’Amérique qui l’a enfanté est, sans peut-être même le savoir, déjà morte. Et s’il est encore possible de le recomposer en France comme un rêve d’enfant, avec le prosaïsme boiteux d’une production quasi régionale, ce serait un déni de vouloir le prolonger de l’intérieur (au risque d’un

certain bouffissem­ent formel, comme dans ces lourds musicals hollywoodi­ens de l’époque – My Fair Lady, La Mélodie du bonheur, Funny Girl, etc.).

Avec Model Shop, Demy renonce au fantasme de cinéma qui l’a façonné

(la magie hollywoodi­enne) au moment même où on lui en donne les clés. A l’Amérique rêvée il préfère l’Amérique réelle. A la nostalgie, le présent. Le film est grave, travaillé de part en part par le deuil. Il reprend le personnage de Lola (Anouk Aimée) sept ans après Lola. Elle a foiré son histoire d’amour avec Michel, n’a même plus assez de fric pour quitter L.A. Model Shop est le grand film moderne de Jacques Demy. Le récit est statique, troué de silence, de moments morts ; rien n’y advient vraiment. La fiction paraît parfois se suspendre au profit d’une pure déambulati­on dans un L.A. filmé comme un territoire de morts-vivants, dédale de façades qui toutes se ressemblen­t. Le pays semble en proie à une panne générale : les rues sont vides, les personnes désoeuvrée­s. Demy aux USA n’a pas trouvé, car surtout pas cherché, l’Amérique de Donen et Minnelli. En revanche, il a réussi, deux ans avant Zabriskie Point, un sublime film antonionie­n aux Etats-Unis.

Model Shop de Jacques Demy, avec Gary Lockwood, Anouk Aimée (Fr., E.-U., 1968, 1 h 25) Le 3 avril sur OCS Géants

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Anouk Aimée

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