Les Inrockuptibles

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Le premier épisode de “Maison close”, notre série sur le sexe en temps de confinemen­t, s’intéresse aux COUPLES QUI VIVENT ÉLOIGNÉS. Et aux mille et une façons d’établir une connexion.

- TEXTE Carole Boinet ILLUSTRATI­ON Thomas Lévy-Lasne

“TON PÉNIS S’EST DURCI, J’APPROCHE MES LÈVRES POUR EN SUCER LE GLAND. De ma langue, je suis les formes de ta chair, comme si je dessinais cette partie de toi pour m’en souvenir toujours. Ton sexe pénètre ma bouche, je l’accompagne au plus profond possible.” De toute sa vie, Charlotte*, 36 ans, n’avait jamais envoyé de message de cul. Le lundi 16 mars change la donne. Emmanuel Macron annonce le confinemen­t sans savoir qu’il conduit Charlotte à faire voler en éclats la dernière barrière de sa timidité. Depuis un an, cette enseignant­e dans le supérieur partage sa vie avec un homme en charge des systèmes informatiq­ues d’une entreprise. Le détail a son importance car l’amant a besoin d’un wifi irréprocha­ble pour poursuivre son activité. Or Charlotte est confinée avec son fils chez sa mère, qui dispose d’une connexion internet médiocre. “Et puis je ne suis pas certaine que ça aurait été idéal pour notre couple de vivre avec ma mère pendant des semaines”, rit-elle. Résultat : confinés séparément, les corps se manquent et se réclament. Au départ, pour se masturber, Charlotte se fait “des films en montant dans (sa) tête des rushs de la réalité”. Le plaisir est solitaire, Charlotte se sent vite désemparée, un froid glacial lui mange le ventre. Comment refermer la gueule béante de la solitude sinon en ayant recours aux plus si nouvelles technologi­es – mails, Skype, sms, etc. ? Elle décide de partager avec lui ses scénarios sexuels. Désormais, chaque soir avant de s’endormir, Charlotte se masturbe en imaginant des fellations, des cunnilingu­s, des pénétratio­ns, des frottement­s, des gémissemen­ts. Le matin, au réveil, elle se repasse les scènes, les ajuste, les emboîte. Après avoir couché son fils, Charlotte s’attelle à la rédaction derrière son ordinateur. “Je ne sais pas jusqu’où ça l’excite, s’il bande ou pas, s’il jouit ou pas. Il me dit que ça le met en appétit, qu’il voudrait être près de moi. Honnêtemen­t, juste ce genre de message me met dans tous mes états – il m’en faut peu. Mais nous n’avons jamais échangé de mots avant, ni sentimenta­ux ni sexuels.” Autre scénario qu’elle nous transmet : “Tu écartes mes cuisses. D’une main, tu maintiens mes grandes lèvres ouvertes. Tu parcours leur intérieur de ta langue, là où commence la muqueuse. Puis lentement tu parcours le chemin entre l’entrée de mon vagin et mon clitoris, que tu agaces alors de coups de langue rapides.” Charlotte demande maintenant à l’amant de lui soumettre chaque jour un mot clé sur lequel elle bâtira le scénario suivant. “C’est un dialogue parallèle, hors du temps et de la réalité de la situation sanitaire et économique. Quelque chose rien qu’à nous.” Si certain·es ont pu se confiner ensemble, d’autres se sont vu·es séparé·es de leur moitié. Pour des questions familiales, de jeunesse, de pudeur, de responsabi­lité. Cela étant dit, les mêmes questions auront agité jusqu’aux esprits les plus sereins : que fait-on si l’on ne vit pas ensemble ? A partir de combien de mois de relation se confine-t-on à deux ? Traverse-t-on le pays pour rejoindre l’être aimé ? Sinon, comment surmonter la séparation affective mais aussi sexuelle ? Selon l’une des premières enquêtes sur le sexe en confinemen­t réalisée par la marque de sextoys WeVibe auprès d’Américain·es, de Britanniqu­es, d’Allemand·es, de Suisses et d’Autrichien·nes, 73 % des couples vivant le confinemen­t séparément auraient davantage envie de se masturber, mais 55 % ressentira­ient surtout un cruel manque de contact physique. Les technologi­es actuelles auraient-elles leurs limites ? Pourtant, l’écran semble briser la pudeur et, par un savant tour de passe-passe, réduire voire annihiler la distance physique. Connecté·e, on se fait croire à soi-même que l’on n’est plus seul·e. Cela ne faisait que deux semaines que Sophie*, 35 ans, sortait avec un mec de son secteur profession­nel, de surcroît père de deux enfants. Ce sera donc la distance et l’expériment­ation pour ne pas se perdre. “J’ai envoyé mon premier nude avec ma tête ! J’allais prendre une douche, j’étais nue, je l’ai fait spontanéme­nt. J’étais excitée à l’idée de le savoir excité en recevant la photo !” L’excitation se déplace, le désir mute. Marie, 17 ans, élève en terminale L à Paris, n’a qu’un rêve : se faire pénétrer par son copain étudiant après ces semaines de confinemen­t séparé·es. “Je sens que ça sera exquis.” Si les sextos lui donnent “presque la nausée”, elle a pris un soir une initiative sur Skype : “On parlait et j’avais envie

de le voir torse nu, alors il s’est déshabillé et je me suis touchée en le regardant. Je connais tellement sa peau que quand je l’ai vu à travers un écran, comme je connaissai­s chaque odeur de chaque partie, j’ai interprété l’image en sensations. Mais je n’avais jamais fait ça.” “J’ai toujours adoré le sexe !”, s’exclame Eva*, 44 ans. Autant dire que l’annonce du confinemen­t lui a fait l’effet d’un glaçon lâché dans son T-shirt. Car tout se présentait bien pour elle. En janvier, Eva avait surmonté son dégoût des applis et rencontré “une bonne surprise”. Avec ce mec, elle partage tout : les valeurs, les propos, les pensées, les opinions politiques… et puis le sexe. C’est doux, voluptueux. Jusqu’au lundi 16 mars. Le rideau tombe, les portes se referment : sur la machine à café, les apéros entre potes, les déjeuners familiaux. Mais, aussi, sur les rapports sexuels. Eva et son amant en ont eu dix. La précision semble importante pour elle. Les voici donc coincé·es avec leurs frustratio­ns. L’idée de se confiner ensemble n’a pas lieu d’être. Trop tôt, trop vite. Et puis chacun partage sa vie avec une fille adolescent­e. Alors non, pas maintenant. Mais Eva a peur que tout s’arrête. Habitant la même ville que son amant, elle s’interroge. Devraient-ils se rejoindre ? “Oui, on a réfléchi à la clandestin­ité. Mais nous sommes très ‘citoyens’ dans nos valeurs. On a préféré faire notre devoir civique et respecter le confinemen­t strict.” Le confinemen­t se transforme en test. “Si on continue, qu’on dépasse ça, c’est du lourd !” Bien vite, Eva invite les sextos dans leur quotidien, sans jamais de photos. Elle préfère l’écrit. Ça désinhibe, ça fait fantasmer. Eloigné·es, comment sentir quand des ratés. l’autre “Ce désire matin, ? il Il me y a contacte à 9 heures 30 tout chaud. Moi, je faisais mes abdos. Bah j’ai dit non.” La sieste est devenue un rendez-vous clé. Eva nous envoie un exemple d’échange par SMS. Après avoir dévoilé le plat avalé au déjeuner, on passe à : “Je te lécherais bien partout.” Puis, le nom de code est lâché : “Sieste”, avant de laisser place à diverses actions clairement énoncées. Eva commente : “C’est très con comme ça. J’ai connu mieux comme sexto. Mais on a un mois pour s’améliorer !” D’autres vivent une terrible frustratio­n. Didier*, 21 ans, étudiant en droit à Paris, nous contacte suite à notre appel à témoignage. “Depuis le confinemen­t, je n’ai plus d’activité sexuelle”, énoncet-il d’entrée de jeu. La faute au père de sa copine qui brise leur projet de confinemen­t à deux. Didier abdique et rentre lui aussi dans sa famille. C’était compter sans le fait que sa chambre y a disparu et qu’il doit dormir dans le salon “par lequel tout le monde passe pour aller aux toilettes ou dans la salle de bains”. En perdant son intimité, Didier n’ose plus se masturber. “La nuit, je fais des rêves érotiques et le matin j’ai le caleçon… humide. Ce n’est pas optimal pour la concentrat­ion. Sans compter la nervosité permanente aggravée par le confinemen­t et les incertitud­es qu’il crée.” Didier assure nager en pleine “psychose sexuelle”. Son plus grand rêve actuelleme­nt ne serait ni de sortir ni de retrouver ses ami·es, mais de croiser dans l’entrée de l’immeuble une femme en manque comme lui avec qui coucher. “Car, après tout, ce qui se passe en confinemen­t reste en confinemen­t, non ?” * Ces prénoms ont été modifiés à la demande des interviewé·es

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Sur le lit (89 x 116, fusain sur papier), 2016

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