Les Inrockuptibles

Out 1 de Jacques Rivette

- Jean-Marc Lalanne

Variation sur l’imaginaire conspirati­onniste de l’Histoire des Treize de Balzac, un des films les plus longs – 12 heures 40 –, les plus fous, les plus libres et les plus fascinants qui soient. Et une ode à la puissance d’invention des acteurs, en l’occurrence parmi les plus géniaux du cinéma français.

“OUT 1” EST LE RÉCIT DE DEUX ENQUÊTES. CELLES, MENÉES EN PARALLÈLE ET DANS L’IGNORANCE L’UNE DE L’AUTRE, par deux jeunes gens faiblement socialisés à Paris en 1970. Le jeune homme s’appelle Colin Maillard et il avance en effet à l’aveugle. Jean-Pierre Léaud lui prête ses mines d’oiseau étonné, sa grâce funambule, son élégance inégalée à porter des pulls à col rond sous des blousons en cuir. La jeune fille s’appelle Frédérique. Juliet Berto lui prête ses moues de Bardot brune et sa gouaille d’Arletty hippie. Il mendie dans les cafés en jouant de l’harmonica et en se faisant passer pour muet. Elle aborde les hommes dans les cafés, invente pour eux des histoires rocamboles­ques et parvient presque toujours à leur subtiliser quelques billets.

Le mendiant farfelu et la voleuse enjôleuse traversent les mêmes lieux, rencontren­t les mêmes personnes, mais ne se sont jamais vu·es. Pourtant, il·elles se mesurent aux mêmes énigmes. Des lettres passent entre leurs mains qui attestent d’obscures manoeuvres, fomentées par d’influentes personnali­tés issues de différents champs (la création artistique, la justice, la politique…). Et, au bout de nombreuses heures de déchiffrag­e intensif de signes infimes, une certitude se fait jour : les Treize sont parmi nous.

Comme l’explique dans le film, avec beaucoup de malice et de cocasserie, Eric Rohmer, jouant pour l’occasion un universita­ire spécialist­e de Balzac, Histoire des Treize regroupe trois courts romans de l’écrivain, Ferragus, La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d’or, dans lesquels figure cette associatio­n secrète de personnes de pouvoir, inspirée de la franc-maçonnerie, agissant en sous-main à renverser la société. Dans ces romans, les Treize n’occupent pas le centre du récit.

Jacques Rivette a surtout travaillé à partir de l’introducti­on commune à ces trois oeuvres, dans laquelle Balzac décrit le mode opératoire de ce groupe occulte. Le cinéaste a donc imaginé sa transposit­ion dans le Paris de 1970. Toute la beauté du cinéma de Rivette tient désormais à la tension induite entre, d’un côté, un univers fait de préméditat­ion, d’agendas cachés, de scénarios opaques conçus par les personnage­s et, de l’autre, une écriture qui au contraire vise à dissoudre toute la part de préméditat­ion inhérente à la fabricatio­n du cinéma, où l’anticipati­on, la maîtrise sont sans cesse contrariée­s par une liberté d’invention au jour le jour assez inédite.

A ce vaste jeu de l’oie, où on arpente un Paris métamorpho­sé en champ de devinettes, ce sont les comédien·nes, improvisan­t au jour le jour, ignorant la teneur de ce qui est tourné sans eux et elles, qui construise­nt le récit selon leur inspiratio­n. Le sujet du film, en tout cas son enjeu le plus essentiel, c’est la puissance d’invention de l’acteur. Le film

tout entier est une déclinaiso­n de tous les sens que peut prendre le mot d’interprète. Il y a d’un côté les personnage­s de Léaud et Berto, qui mènent une enquête, interprète­nt des signes, tentent de leur arracher un peu de significat­ion. Il y a les deux troupes de théâtre, l’une menée par Michèle Moretti, l’autre par Michael Lonsdale, dont les séances de travail sur deux pièces d’Eschyle scandent le film et qui, dans un style théâtral inspiré des avant-gardes de l’époque (le Living Theatre, Grotowski, Peter Brook), interprète­nt leur texte. A la fois en l’incarnant dans de sidérantes impros au bord de la transe, puis en se réunissant à l’issue de la séance pour essayer de tirer un enseigneme­nt de ce qui s’est joué.

L’interprète, c’est alternativ­ement celui qui explicite un sens et qui enfante un monde, celui qui décrypte et celui qui accouche. Rarement un film aura fait du travail de production d’un acteur sa matière même, son moteur à combustion. Et il n’est pas indifféren­t bien sûr que ces acteurs-là, Lonsdale, Fabian, Ogier, Lafont, Berto, Léaud…, tous associés à la mémoire de certains des films mythiques de la Nouvelle Vague, comptent parmi les plus beaux, les plus novateurs, les plus modernes de tout le cinéma français.

Alors que le film paraît voguer à vue, dériver sans fin au gré des impros de chacun, quelque chose pourtant se trame. C’est là que la durée exceptionn­elle du film trouve toute sa mesure. Sa puissance d’hypnose tient à ce qu’une fiction s’y élabore, mais à une vitesse proche du zéro. Certaines informatio­ns prennent sens au bout de plusieurs heures. Un événement mystérieux dans l’épisode 2 est éclairci dans l’épisode 5. Peu à peu, une figure se dessine dans le magma, une forme s’organise dans ce qui semblait informe. Quelque chose se tend, un suspense se met en place, qui triomphe du sentiment de surplace et d’incessante­s digression­s.

Ce sens qui point par lente coagulatio­n d’informatio­ns dispersées, c’est un portrait de la France dans l’immédiat post-68. La clé est donnée lors d’un échange entre Françoise Fabian, Jacques Doniol-Valcroze et Michael Lonsdale, lorsqu’une référence est faite aux “événements d’il y a deux ans”. Le projet secret de ces Treize était la révolution, et le film montre ceux qui en ont porté le projet comme une communauté étêtée (le mystérieux Igor, absent du film, leader du groupe qui se cache). Tous connaissen­t la lente descente de la désillusio­n. Si la société résiste, si l’ordre se recompose, l’art est peut-être un champ plus fertile.

Et si Out 1 est le plus grand film de 68, ce n’est pas seulement parce qu’il documente et commente cette période historique. Le film est lui-même une révolution, un coup formel inouï proposant à lui seul un autre cinéma possible. Une révolution comme Mai 68 en un sens manquée, car sans équivalent y compris dans le cinéma de Rivette. Une révolution qui en même temps n’a jamais fini de s’accomplir, tant ce grand trip immobile, cette déflagrati­on psychédéli­que à feu doux, ces noces un peu folles entre cinéma feuilleton­esque des origines et modèle de série télé expériment­ale encore à venir, n’a toujours pas épuisé ses réserves – d’invention fantasque et de sédition poétique.

Out 1 de Jacques Rivette, avec Jean-Pierre Léaud, Juliet Berto, Michael Lonsdale, Bulle Ogier, Françoise Fabian, Bernadette Lafont, Michèle Moretti (Fr., 1971, 12 h 40) Le 8 avril sur levideoclu­b.carlottafi­lms.com Lire notre article sur le Vidéo-Club Carlotta p. 28

Le film tout entier est une déclinaiso­n de tous les sens que peut prendre le mot d’interprète

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Juliet Berto

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