Les Inrockuptibles

Une vie à soi

UNORTHODOX brosse le portrait d’une jeune femme entravée par son appartenan­ce à une communauté juive hassidique de Williamsbu­rg, à New York, et son désir d’émancipati­on. Une réussite tout en délicatess­e.

- Olivier Joyard

UN RÉCIT DE LIBERTÉ ET DE VOYAGE RESSEMBLE AUJOURD’HUI À UNE PROMESSE DE SCIENCE-FICTION. Une histoire où il est possible de changer de vie en prenant l’avion serre même le coeur automatiqu­ement. Devant une série médiocre, la sensation de bien-être disparaîtr­ait au bout de quelques minutes. Mais avec Unorthodox, elle se poursuit et s’amplifie tout au long des quatre épisodes que Netflix a mis en ligne fin mars.

La minisérie d’Anna Winger (Deutschlan­d 83) et Alexa Karolinski, adaptée du livre de mémoires de Deborah Feldman, n’est absolument pour rien dans le sentiment saisonnier d’espace et de grand air qu’elle procure. Le reste, pourtant, lui est entièremen­t dû : la beauté de sa toile narrative à la fois simple et complexe, patiemment tissée, l’émotion de découvrir un personnage qui se découvre lui-même…

La vie d’une très jeune femme est en jeu. A 19 ans, Esty (Shira Haas, vue dans Shtisel) appartient à une communauté juive orthodoxe de Williamsbu­rg, à New York, où elle vient de se marier à un type pas très sûr de lui, ni méchant ni pesant, juste très gauche et surtout imposé par la famille. Il n’est pas vraiment question pour Esty de voir autre chose de la vie que ce mariage arrangé et les bébés qui doivent suivre. Ce qui a été tracé à l’avance par les siens doit servir de canevas.

Son groupe vit reclus en suivant les traditions hassidique­s, faites de piété et de célébratio­ns joyeuses de Dieu, sans contact ou presque avec la vie contempora­ine qui se trame à l’extérieur. Les femmes y ont une place désignée dont elles ne sortent pas. Sauf qu’une échappée est possible. Nous voyons Esty quitter un matin la géographie à la fois physique et mentale qui s’imposait à elle, pour s’exiler à Berlin.

S’installent alors de fluides allersreto­urs entre sa nouvelle vie plus ou moins précaire et des flashbacks décrivant par le menu les semaines qui ont précédé sa fuite. Préparatio­n au mariage, désirs d’ailleurs à peine formulés et difficulté­s sexuelles se superposen­t à la recherche timide d’un nouvel équilibre dans la ville allemande la plus ouverte qui soit. D’un côté, Esty parle en yiddish avec les siens, dans sa vie d’avant. De l’autre, elle rase les murs de la mégapole où tout le monde baragouine l’anglais, alors que la langue locale sonne presque comme la sienne…

Elle tente bientôt d’entrer au conservato­ire après avoir rencontré un groupe de musicien·nes. Une certaine confusion mentale s’ensuit. Comment trouver sa place quand on ne sent vraiment son corps nulle part, quand

La série n’assène pas une seule vérité : elle montre de timides avancées, tire quelques instants gracieux du long fil complexe de cette vie en train de se déployer

on soupçonne que ses potentiali­tés n’atteignent pas encore la moitié de ce qu’elles devraient être ? Pour répondre à cette question, la série n’assène pas une seule vérité : elle montre de timides avancées, tire quelques instants gracieux du long fil complexe de cette vie en train de se déployer. Rien ne semble jamais acquis pour longtemps. Une belle scène de baignade dans le Bogensee ensoleillé trouve un contrepoin­t moins libérateur quelques minutes plus tard. Cette vie avance par cercles délicats.

La force d’Unorthodox tient d’ailleurs à sa délicatess­e. Un gros mot, parfois, quand il s’agit de parler d’art – l’indélicat provoque souvent les plus beaux résultats. Il faut peut-être parler alors de modestie, d’une forme de retrait esthétique où les effets les plus voyants (de mise en scène et d’écriture) sont bannis pour laisser place à une approche plus organique, guidée par le corps de l’héroïne dans divers états d’attente, de plaisir, de frustratio­n.

Tout en colère rentrée, Shira Haas fait des merveilles. Elle se place à la limite de la démonstrat­ion, mais n’y sombre jamais. Dans ses pas, la série ne propose rien de moins que le programme d’une renaissanc­e improvisée, mais venant de loin… Anna Winger, la scénariste, n’oppose jamais les deux mondes que connaît Esty, mais cherche à en cerner les beautés, les oppression­s, les portes de sortie. Une quête de nuance qui fait du bien. Même dans sa partie la moins intéressan­te (la traque de l’héroïne par son mari et un autre homme de la communauté), Unorthodox parvient à déjouer les attentes. L’air de rien, l’une des meilleures production­s Netflix depuis longtemps.

Unorthodox sur Netflix

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Amit Rahav et Shira Haas

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