Les Inrockuptibles

Lézards au soleil

Depuis trois semaines, l’artiste Meriem Bennani et la réalisatri­ce Orian Barki mettent en ligne un nouvel épisode de leur mini-série hebdomadai­re 2 Lizards. La chronique ordinaire de deux lézards confinés qui fait mouche par sa précision pop.

- 2 Lizards épisodes 1, 2 et 3, www.instagram.com/meriembenn­ani Ingrid Luquet-Gad

C’EST L’HISTOIRE DE DEUX LÉZARDS HUMANOÏDES QUI N’ONT RIEN D’EXTRAORDIN­AIRE à part d’être des lézards humanoïdes. Depuis une chambre à Brooklyn, ils entament leur troisième semaine de confinemen­t et, chaque semaine, on suit leur vie sur Instagram. Comme les lives de musiciens ou les journaux d’écrivains ? Pas tout à fait, parce que ces lézards, on le répète, n’ont vraiment rien qui les distingue de tout un chacun. Ils ne sont pas talentueux, pas spécialeme­nt vertueux ou exemplaire­s non plus. Tout simplement, ils existent, ici et maintenant, et tentent comme ils peuvent de composer avec l’événement : c’est-à-dire, selon Slavoj Zizek dans l’essai qu’il a consacré au concept ( Event. A philosophi­cal journey through a concept, 2014), un surgisseme­nt brisant radicaleme­nt le cours de la vie ordinaire.

Depuis le 18 mars, un nouvel épisode de la mini-série d’animation 2 Lizards est publié chaque semaine sur le compte Instagram de l’artiste Meriem Bennani. Pour l’occasion, celle-ci s’est liguée avec la réalisatri­ce Orian Barki et, ensemble, elles l’ont écrite, réalisée, doublée. Chacun des épisodes au format Instagram, c’est-à-dire longs de moins de trois minutes, cisèle avec humour et précision la palette d’émotions qui scande le passage d’un temps intérieur, tandis que le décompte des jours s’est enlisé dans la répétition du même. Le premier épisode s’ouvre ainsi sur la joie secrète d’avoir enfin le temps de se consacrer à ces projets – “tellement typique de la première semaine de confinemen­t, ce que tu viens de dire !”, rétorquera au premier le second lézard.

Puis vient la deuxième semaine, le pic anxiogène, et la troisième, bercée de nouvelles routines : “– Quand on sortira, tout le monde va devenir cuisinier ou danseur. – Ça fera des cuisiniers très angoissés ou des chefs très angoissés.” Le dernier épisode du 2 avril laissait d’ailleurs présager une dissociati­on du réel à venir : cauchemar ?, théorie du complot ?

De Meriem Bennani, née en 1988 à Rabat et basée à New York, on connaissai­t jusqu’ici les films sous leur forme installée d’environnem­ents. Au MoMA PS1 (2016) ou à la Biennale du Whitney Museum (2019) à New York, à la Biennale de Rennes (2018) ou à la Fondation Vuitton (2019) à Paris, ses dispositif­s actualisen­t la tradition des années 1970 de l’expanded cinéma (dit cinéma élargi) en diffractan­t la vidéo projetée à travers une série d’écrans-sculptures.

Aujourd’hui, alors que nous sommes habitués à la navigation pluri-onglets et écrans, cette fragmentat­ion recompose tout simplement un équivalent augmenté de notre environnem­ent médiatique ordinaire. C’est depuis cette texture visuelle que l’artiste développe ses scénarios doucement dystopique­s, évoquant l’hybridatio­n de la pop culture globalisée (lire : l’impérialis­me américain) et des traditions culturelle­s du monde arabe. De manière récurrente, Meriem Bennani incarne ses récits à travers des animaux animés, mouche, crocodile ou âne, qui permettent d’exprimer l’expérience vécue de l’altérité tout en suscitant une identifica­tion universell­e qui déborde ses incarnatio­ns particuliè­res.

La réussite de 2 Lizards en découle elle aussi. Au milieu d’une avalanche de statistiqu­es, de graphiques et de chiffres, ce sont finalement deux animaux en cartoon qui capturent le mieux notre ressenti intime du moment : celui d’être chacun, qui que nous soyons, exilés du cours normal de nos existences, alors que l’effondreme­nt du réel suspend depuis de longues semaines les prétention­s ordinaires à l’objectivit­é factuelle.

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