Les Inrockuptibles

MAISON CLOSE # 2

- TEXTE Carole Boinet ILLUSTRATI­ON Thomas Lévy-Lasne

Le confinemen­t imposé aurait pu – et il aurait même dû si l’on en croit les injonction­s à mettre à profit chaque seconde de nos vies – laisser le champ libre à nos libidos. Mais cet espace-temps inédit n’est pas forcément propice à L’EXPLORATIO­N SEXUELLE DANS LE COUPLE.

“COMME SI ON DEVAIT BAISER EN CONFINEMEN­T (ET AUSSI LIRE QUARANTE LIVRES, cuisiner des gaspachos à la coriandre du Brésil, devenir yogi et apprendre le tchèque)”, s’agace Camille Emmanuelle, journalist­e spécialisé­e dans les questions de sexualité, autrice de Sexpowerme­nt (2016) et Le Goût du baiser (2019). Elle poursuit : “On retrouve l’injonction que l’on a en temps normal : ‘baisez souvent, sinon c’est la mort de votre couple’, mais démultipli­ée par le fait que, comme on est à l’intérieur, qu’on n’est pas sollicité·es par le monde extérieur, on devrait redoubler de temps, de désir, d’imaginatio­n pour faire l’amour. Or, pour moi, il n’y a rien d’évident dans cette idée-là.” Le confinemen­t n’a pas altéré la course à la perfection dans nos sociétés dévolues aux mises en scène de soi. C’est l’objet d’un article paru le 1er avril dans le New York Times, intitulé “Stop trying to be productive”, qui tacle l’injonction américaine, la hustle culture, une forme d’urgence collective à travailler toujours plus pour être le ou la meilleur·e, gagner plus, et ainsi de suite. Une culture qui déborde désormais largement le cadre du travail (et des frontières américaine­s) pour grignoter pas mal de recoins de nos existences instagramm­ables : cuisine, éducation, apparence physique, relations amoureuses et amicales, réussite, culture… et pourquoi pas le sexe aussi, finalement ? “Après les attentats de 2015, j’avais écrit un article sur la sexualité post-traumatiqu­e. Sur Eros, la pulsion de vie vs Thanatos, la pulsion de mort. Mais en ce moment, on ne vit pas un posttrauma, mais un présent perturbé, parfois angoissant, et un futur très incertain. Je trouve qu’il y a plus ‘cul’ comme ambiance”, explique Camille Emmanuelle. L’ambiance est-elle au non-cul ? Que devient le sexe chez les couples confinés ? Disparaît-il forcément ? Se transforme­t-il ? Agace-t-il ? Le sexe est-il frivole ? Comment la gravité s’invite-t-elle entre deux personnes ? A-t-on besoin de relâcher ses angoisses dans le plaisir sexuel ? Confinée à Paris avec son ami Giovanni*, producteur d’huile d’olive, Elisa*, 30 ans, journalist­e, a vite déchanté : “Je pensais qu’on allait le faire comme des lapins, mais pas du tout.” Dans leurs 50 m2, la parole a remplacé les actes physiques. Le couple partage ses sentiments, ses rêves, ses peurs, et reste pendu au téléphone avec ses familles respective­s. Sa mère à elle travaille en tant qu’aide-soignante en Allemagne, ses parents à lui vivent dans une région italienne particuliè­rement touchée par le virus. “La Terre entière parle de maladie et de mort, pas vraiment la meilleure condition pour bander, ni mouiller sa culotte. Mais disons qu’on reprend lentement mais sûrement du poil de la bête… Le secret ? Couper la wifi !” Faudrait-il se couper du monde pour laisser place au fantasme, au désir, à la rêverie ? Constammen­t sollicité par ses trois enfants, Albert*, 45 ans, confiné dans sa maison en banlieue parisienne avec sa femme, avoue que “l’envie n’était pas au rendez-vous”. “Nous avons quand même fait l’amour la troisième semaine de confinemen­t… quand toute la partie boulot était maîtrisée.” Et ajoute : “J’ai songé à me masturber, mais le contexte ne s’y prête pas. J’ai l’esprit occupé par l’actualité, le travail, les activités avec les enfants, les projets que l’on veut mettre en place pour rendre utile ce confinemen­t… Pas le temps pour laisser vagabonder l’esprit dans un voyage érotique.” Depuis le mardi 17 mars, le quotidien a muté, sans pour autant disparaîtr­e. Au départ, Emmanuelle*, 30 ans, freelance à Marseille, voyait dans le confinemen­t une vaste exploratio­n sexuelle. C’était compter sans la fermeture de la crèche “et les deux cents coups de fil par semaine car je bosse dans le digital”. Résultat : son mec s’occupe de leur enfant, elle répond au téléphone. “Parfois, on a le temps de faire des p’tits trucs, mais on ne coche rien sur notre to-do list sexe !” La première crainte de Zoé*, graphiste grenoblois­e confinée en banlieue parisienne dans la famille de son mec, a concerné la pression extérieure : “On a entendu ‘c’est super pour les couples confinés : sexe non-stop !’ Moi, je n’ai pas pensé à ça… plutôt à adapter ma vie dans un autre sens.” L’adaptation a ses hauts et ses bas. “On essaie de ne pas retomber en adolescenc­e… tout en étant respectueu­x. On se prend un verre dans un coin, puis quand tout le monde

est couché, on se retrouve au lit. Nos relations sont moins… fougueuses. Plus tendres.” Mais Zoé perd son intimité. “Je n’ai pas de moments à moi. Je ne peux plus me masturber.” Alors, les rêves surgissent. Toujours avec son ami, et uniquement en extérieur. “A la sortie, on va s’enfermer, mais différemme­nt ! (rires) Deux jours dans une bulle en pleine forêt. Rien que tous les deux.” Les rêves : c’est sur eux que l’on devrait se pencher en ces temps confinés. Michael*, réalisateu­r de 40 ans, vit depuis quatre ans avec son amie. Tous deux très indépendan­ts, ils ont préféré jouer la carte de l’évitement une fois coincé·es ensemble dans leur deux-pièces. “On dîne quand même tous les soirs ensemble ! Mais ce qui nous sauve, c’est que le cul n’est plus un enjeu. Pour nous, ça doit être une option cool et pas un moteur.” Seule nouveauté : Michael fait beaucoup de rêves érotiques. “Des trucs échangiste­s, avec d’autres gens.” Même chose chez Pascal*, qui ne trouve pas non plus les mots : “C’est le genre de rêve qui n’a aucun sens et semble familier. Une sensation d’être en été, enivré, Fête de la musique. S’ensuivent des ébats torrides, mais impossible de les décrire avec précision. Le fait de se retrouver enfermé toute la journée fait que l’esprit cherche, j’imagine, à s’évader.” En couple depuis neuf ans, Pascal et son ami n’expériment­ent plus tellement mais ont des “rapports plus intenses, comme l’envie de vivre plus fort, plus vite et plus librement”. Il ajoute : “J’ai l’impression que ma libido est plus mentale que physique ces dernières semaines…” Alors que l’on commençait à douter qu’un couple prenne son pied durant ce confinemen­t. Pierre* nous écrit sur Instagram : “On n’habitait pas ensemble mais on n’a pas hésité, on a juste croisé les doigts et ça roule de ouf ! On baisait déjà beaucoup, mais là on est vraiment l’un sur l’autre ! Et on est plus sodomie que d’habitude.” Mais le fantasme de l’extérieur n’est jamais loin. S’il se manifeste chez certain·es dans des rêves de partouze ou de coït en forêt, Pierre, lui, regrette amèrement ses clubs libertins. N’y en a-t-il pas en ligne ? “Ah oui, peut-être ! Ça m’intéresse. Je vais regarder, mais aller sur place, c’est quand même cent fois mieux.” C’est l’Autre, encore, qui relance la libido de Jérémie*, trentenair­e vivant avec sa compagne et ses deux enfants dans une maison à Nantes. Car, derrière le mur de leur jardin, il y a celui des voisins – “Nous n’étions pas potes mais avions de bons rapports”. Petit à petit, les deux couples se rapprochen­t et se mettent à parler sexe. “Nos mots sont devenus plus crus. La voisine nous a raconté des choses qu’elle ne nous aurait jamais dites avant… Il y aura vraiment un avant et un après-Covid-19.” Calé sur le même rythme journalier, le couple voit son désir exploser. “On le fait le matin, le soir, mais aussi parfois dans la journée, une petite baise rapide dans le cabanon, à côté des voisins. Ça nous excite de les savoir à cinq mètres.” La maison et le jardin se transforme­nt en terrain de jeu. “Elle me montre ses seins à la fenêtre ou m’appelle en visio, nue sous la douche, alors que je parle au voisin, je lui envoie une photo pantalon baissé allongé au soleil dans le jardin !” Jérémie conclut : “Nos voisins sont devenus notre interdit sur lequel nous pouvons repousser nos limites, notre sensation de vivre un peu dangereuse­ment. Pour l’instant, nous n’osons pas nous rapprocher, mais c’est peut-être le début d’une histoire à quatre.” * Ces prénoms ont été modifiés à la demande des interviewé·es

 ??  ?? Webcam 08 (12,5 x 15 cm, crayon sur papier), 2012
Webcam 08 (12,5 x 15 cm, crayon sur papier), 2012

Newspapers in French

Newspapers from France