Les Inrockuptibles

Disjoncté ·es, mode d’emploi

- Jacky Goldberg

On ne l’avait pas vu venir. C’était en 2005, et cet homme que nous ne connaissio­ns pas, au nez de squale et à la voix acidulée, timide mais extrêmemen­t drôle quand il décidait de l’être, venait de squatter l’écran de cinéma pendant plus de deux heures, nous donnant envie d’une seule chose : le retrouver à la sortie pour boire un verre. Il s’appelait Andy Stitzer, Steve Carell lui prêtait ses drôles de traits et, à 40 ans passés, ouf, il n’était plus puceau.

Rétrospect­ivement, le premier long métrage de Judd Apatow, 40 Ans, toujours puceau, fut un coup de tonnerre dans le paysage de la comédie américaine. Mais, sur le moment, comme souvent, il fut vécu comme une simple curiosité, une plaisante nouveauté venant grossir les rangs d’un genre déjà vigoureux

– une heureuse continuité, en somme. La révolution, pourtant, était bien là, mais presque impossible à percevoir.

Elle avait germé une quinzaine d’années auparavant, à la fin des 80’s, lorsqu’une poignée de jeunes Juifs new-yorkais (Judd Apatow, Ben Stiller, Adam Sandler) et de WASP venus de la région des Grands Lacs (Paul Feig, Jim Carrey, David Spade) avaient décidé de traverser le pays pour tenter leur chance dans les comedy clubs de Los Angeles. Tous plus ou moins amis (voire colocatair­es), ils se soutenaien­t mutuelleme­nt, se refilaient des blagues, collaborai­ent sur leurs projets respectifs… Arrivés sur le très concurrent­iel marché du rire alors que la génération précédente (celle née avec le Saturday Night Live en 1975) s’essoufflai­t, ils avaient tout loisir de pousser plus loin encore la veine régressive de leurs aîné·es.

Judd Apatow en particulie­r, le plus entreprena­nt, avait tôt pris la direction des opérations depuis les coulisses, après avoir arrêté sa brève carrière de stand-up comedian. Devenu scénariste et producteur, on le trouvait au début des années 1990 derrière le Larry Sanders Show, le Ben Stiller Show ou la série animée The Critic – des titres aujourd’hui un peu oubliés, voire carrément ignorés en France, mais essentiels dans l’histoire de la comédie américaine.

Puis il bascula sur le grand écran avec Heavyweigh­ts (La Colo des gourmands), son premier long métrage produit en 1995, avec Ben Stiller à l’affiche, suivi rapidement du séminal The Cable Guy (Disjoncté), réalisé par Ben Stiller cette fois, en 1996.

L’un des premiers chefs-d’oeuvre de ce qu’on nommerait plus tard “la nouvelle comédie américaine”, ce film avait permis à tou·tes les comédien·nes (ou presque) de cette génération de recevoir un cachet : outre Carrey (qui prit 20 millions de dollars, un record à l’époque) et Stiller, Jack Black, Owen Wilson, Matthew Broderick, Andy Dick, Bob Odenkirk et Leslie Mann (appelée à devenir Madame Apatow) en avaient été. Mais trop bizarre pour le grand public, le film avait été un bide. Et c’est donc à la télé qu’Apatow, toujours comme producteur et scénariste, allait se refaire une santé : diffusée entre 1999 et 2000, avant d’être précocemen­t annulée, la série Freaks and Geeks (portée par Paul Feig) serait le véritable acte de naissance de sa (re)conquista.

En parallèle, dans leur coin, les frères Farrelly montaient leur petite entreprise, avec peu ou prou les mêmes acteur·trices et un style immédiatem­ent reconnaiss­able, burlesque et régressif, qui allait particuliè­rement attirer l’attention des critiques français·es. Dumb and Dumber, Mary à tout prix ou Fous d’Irène leur permirent ainsi de s’asseoir une décennie durant (1994-2004) sur le trône de fer du comedy game. A leurs côtés, les Ben Stiller, Jim Carrey, Adam Sandler ou Jack Black, devenus méga-stars, allaient eux aussi régner sur leurs baronnies respective­s, parfois confusémen­t regroupées sous l’oriflamme Frat Pack – confusémen­t, car avec le recul, le terme ne décrit pas

grand-chose de tangible, si ce n’est la vague promesse d’une bande à géométrie variable.

Quand on prend un peu de recul et qu’on observe la carte du royaume dans son ensemble, on perçoit que la comédie américaine est en réalité scindée en deux grandes familles : broad ou grounded, soit (en adaptant plutôt qu’en traduisant) loufoque ou ancrée (dans le réel). Ces deux familles vivent côte à côte, en bonne entente, elles acceptent parfois de se mélanger (Blake Edwards en est le meilleur exemple), mais elles procèdent de logiques différente­s. La broad comedy a besoin de masques, de grotesque, de burlesque ; la grounded comedy, elle, se fonde sur la justesse psychologi­que, la finesse d’observatio­n, l’agilité du langage. L’une, pour le dire vite, est d’abord l’héritière du slapstick (de Buster Keaton à Peter Sellers), quand l’autre s’origine dans la comédie sophistiqu­ée (d’Ernst Lubitsch à Woody Allen).

Après le règne des Farrelly, boss du broad, la couronne passa donc en 2005 sur la tête d’Apatow, emblème du grounded. Lui qui avait, en Mazarin, été derrière tous les bons coups de la décennie passée, trouva finalement la force d’imposer son propre style, élégiaque et sentimenta­l, ainsi que sa propre bande de lycéen·nes attardé·es et autres outsiders, qu’il allait former de A à Z. C’est ainsi avec Seth Rogen, Jason Segel, Lena Dunham ou Jonah Hill que s’écrivit cette légende ; mais aussi avec quelques chevaliers plus âgés et ramenés à la cause, tels que les preux Will Ferrell, Steve Carell, Paul Rudd ou Kristen Wiig. On se souvient aujourd’hui avec émotion qu’il fut une époque, circa 2008, où cette joyeuse bande et ses innombrabl­es ramificati­ons nous offraient une ou deux grandes comédies chaque mois. Jusqu’à plus soif. Puis, fatalement avec une telle production, la machine s’enraya. Funny People, chef-d’oeuvre réflexif et dark, allait symbolique­ment fermer cette parenthèse enchantée fin 2009, en obligeant tous ces gens drôles à se regarder dans le miroir, l’espace d’un instant. Après ce coup d’éclat, suivi de quelques beaux films crépuscula­ires ( C’est la fin en 2013), la deuxième décennie du siècle serait à la fois celle d’un repli et d’une projection.

La comédie qu’on avait tant aimée, qu’elle soit loufoque ou bien ancrée, allait d’un côté se rabougrir – sans jamais toutefois disparaîtr­e des salles de cinéma, où l’on trouve encore régulièrem­ent des perles – et, de l’autre, s’épanouir, sur ses anciens territoire­s, série et scène, rénovés grâce au nouveau chambellan du royaume, Netflix (mais c’est un autre sujet). Autre phénomène majeur : la prise d’assaut récente du genre par les femmes et les minorités ethniques (africaines et asiatiques), qui avaient pu être éclipsées dans les précédente­s vagues, et qui fait aujourd’hui des étincelles (The Big Sick, Dolemite Is My Name, Booksmart…).

Alors que nous venons d’entrer de la plus étrange des façons dans la nouvelle décennie, et que nous passons une bonne partie de nos journées à revisiter des classiques sur nos canapés, y cherchant la légèreté, la dérision et la chaleur humaine que le réel nous refuse, nous avons eu envie de replonger avec vous dans la comédie américaine de ce début de XXIe siècle, avec ces cinquante films choisis avec amour couvrant toutes les facettes du genre et tous ses protagonis­tes, des plus auteuriste­s aux plus mainstream. Et comme disait Ron Burgundy : “You stay classy, San Diego !”

La Vie aquatique

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 ??  ?? Judd Apatow sur le tournage d’En cloque, mode d’emploi (2007) et Wes Anderson sur le plateau de La Vie aquatique (2004)
Judd Apatow sur le tournage d’En cloque, mode d’emploi (2007) et Wes Anderson sur le plateau de La Vie aquatique (2004)
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