Les Inrockuptibles

Southland Tales de Richard Kelly

En 2006, le cinéaste américain signe un nouveau genre de film catastroph­e qui regarde un monde en proie au chaos. Un long métrage mal-aimé à sa sortie à redécouvri­r aujourd’hui.

- Bruno Deruisseau

2006, COMPÉTITIO­N OFFICIELLE DU FESTIVAL DE CANNES. Cela fait trois ans que Gus Van Sant a remporté la Palme d’or avec Elephant et deux que Michael Moore a gagné la sienne avec Fahrenheit 9/11. Le Festival de Cannes rejoue la carte du miroir déformé de l’Amérique paranoïaqu­e de Bush avec une sélection américaine impétueuse et pop. Y figurent l’anachronie néoromanti­que de Sofia Coppola avec sa Marie-Antoinette, la critique de la restaurati­on rapide de Fast Food Nation de Richard Linklater et enfin Southland Tales, un ovni de SF signé par le prodige du cinéma indie Richard Kelly, jusque-là auteur de Donnie Darko et seulement âgé de 31 ans.

Se livrer à l’exercice du résumé de son intrigue révèle l’ambition délirante du geste. Southland Tales nous plonge dans une société américaine uchronique post-11 Septembre. Pour remédier à la pénurie de carburant due à la Troisième Guerre mondiale avec le Moyen-Orient, un groupe de scientifiq­ues a découvert une source d’énergie inépuisabl­e, alimentée grâce aux courants des marées. Mais cette technologi­e – implantée au large de Venice Beach – altère les rotations du globe et provoque une série d’effets indésirabl­es, telles qu’une faille spatio-temporelle ou une soudaine folie collective.

Dans ce monde au bord du chaos, un acteur amnésique (Dwayne “The Rock” Johnson, qui ne sera jamais plus aussi touchant), une star du porno (Sarah Michelle Gellar débarquée de Buffy contre les vampires), deux frères jumeaux (Seann William Scott, le Stifler d’American Pie), un ex-Marine balafré (Justin Timberlake) et un trafiquant d’armes (Christophe Lambert) voient leurs destins mêlés à celui du pouvoir politico-militaire, en lutte avec des groupuscul­es néomarxist­es.

Les réactions à la projection cannoise du film sont si catastroph­iques que la production impose à Richard Kelly un remontage du film. Il sortira discrèteme­nt en salle aux Etats-Unis amputé d’une

vingtaine de minutes, tandis qu’il restera invisible en France jusqu’à sa sortie en DVD. Mais le temps a toujours été l’allié de Richard Kelly. Si Southland Tales n’accède pas au statut de film culte comme Donnie Darko, on lui accolera volontiers l’étiquette de “grand film malade et maudit”.

Ereintemen­t – dans tous les sens du terme – de la société américaine, cette satire passe par un détourneme­nt de l’image-spectacle et du berceau de son imaginaire, Los Angeles.

Les représenta­tions collective­s associées à la téléréalit­é, à la fête nationale du 4 Juillet, aux chaînes d’informatio­n en continu, au clip et à la publicité y sont tour à tour perverties. Son casting improbable et sa bande-son alignant les stars du Billboard de l’époque (The Killers, Muse, Moby, Blur) achèvent de donner au film une saveur de lait concentré de culture mainstream. C’est écoeurant mais si bon.

Au carrefour de plusieurs univers – ceux de Philip K. Dick, James Ellroy,

La catastroph­e est déjà là, c’est à son présent brut, fragmenté et indéchiffr­able qu’on se frotte

Thomas Pynchon, David Lynch –, le film est composite jusque dans la nature de son image, mélange d’effets spéciaux 3D cheap, de format DV et d’une colorimétr­ie bleutée qui contraste avec l’imagerie chaude associée à la Californie.

Si Southland Tales captive tant, s’il constitue même une oeuvre de plus en plus fascinante à l’heure actuelle, c’est parce que le film enregistre comme aucun autre la chute d’une société. “This is the way the world ends” (“C’est ainsi que le monde finit”), ne cessent de répéter les personnage­s. Il invente un nouveau genre de film catastroph­e.

Dans Southland Tales, point d’exposition de la situation précédant la catastroph­e (le monde d’avant) et point de résolution dans un monde suivant la catastroph­e (le monde d’après). La catastroph­e est déjà là, c’est à son présent brut, fragmenté et indéchiffr­able qu’on se frotte (aucun hasard à ce que l’héroïne du film, Krysta Now, se voie flanquée d’un patronyme en forme d’injonction au présent). Si on ne voit pas la catastroph­e, on la sent.

La catastroph­e n’est plus un événement isolé dans la marche du monde, mais elle est devenue le monde. Les menaces (climatique, terroriste, fasciste, technologi­que) s’y manifesten­t par grappes indivisibl­es. Les crises sont devenues les garantes de la norme. Southland Tales est le premier film en état d’urgence de l’histoire du cinéma.

Southland Tales de Richard Kelly, avec Dwayne Johnson, Sarah Michelle Gellar, Seann William Scott (Fr., All., E.-U., 2006,

2 h 25). Sur Mubi

Troisième long métrage du cinéaste thaïlandai­s palmé pour Oncle Boonmee. Un récit de passion amoureuse à l’onirisme halluciné.

DE TOUS LES FILMS D’APICHATPON­G WEERASETHA­KUL, son troisième long métrage est probableme­nt celui dont le dessin est le plus clair, la constructi­on la plus nette, l’intrigue la plus facile à pitcher. C’est un film en deux parties. La première est l’idylle entre un jeune campagnard, Tong, et un jeune militaire, Keng. Les deux garçons s’attirent, se séduisent et toute la première heure s’éternise en une balade entre Bangkok et la proche campagne. Les deux garçons marchent main dans la main, chantent dans des karaokés, visitent des grottes, échangent des confidence­s et des câlins. L’intrigue fait du surplace et le charme opère par vaporisati­on. Chaque plan diffuse un embrun aphrodisia­que, dédié à la félicité amoureuse et à l’état d’apesanteur de ceux qui s’aiment. Le quotidien le plus insignifia­nt est donné à voir à travers cet émerveille­ment permanent, cette stimulatio­n chimique folle des perception­s propres à transfigur­er la banalité en poésie pure.

De ce rêve que constitue la première partie, la seconde est le cauchemar. Un plan noir, oppressant comme un long tunnel, les sépare et paraît reconfigur­er le film. Désormais Tong a disparu, un fauve déchaîné déchiquett­e les animaux domestique­s des fermes avoisinant la jungle. Keng s’arme et s’enfonce dans la végétation luxuriante pour traquer le fauve. Qui est peut-être la réincarnat­ion de son amant. Au rythme languissan­t de la promenade succède celui, tendu et moite, de la chasse.

Tropical Malady appartient à un mode de récit particuliè­rement prisé par les auteurs importants dans les années 2000 : celui du film coupé en deux, qui s’interrompt pour accoucher inopinémen­t de son propre remake mais le plus souvent dans des termes inversés : Mulholland Drive, Boulevard de la mort… Chacun de ces films trouve une nécessité qui lui est propre à cette forme biface.

De ce point de vue, Tropical Malady figure avec une puissance stupéfiant­e l’amour comme puissance de mutation. L’amour fait muter ceux qui s’aiment. Le soldat devient une proie, le jeune homme candide, un monstre mythologiq­ue, l’attirance sexuelle, un désir de dévoration. La maladie tropicale, le virus qui dérègle les organismes et les rend fous, c’est ce sentiment instable, offensif, furieux. Les cinq dernières minutes sont véritablem­ent terrassant­es. La passion y invente des rituels saisissant­s et le film plonge dans des profondeur­s enténébrée­s où la romance amoureuse et la fable horrifique fusionnent comme des amants carnivores qui exultent en s’entre-dévorant.

Tropical Malady d’Apichatpon­g Weerasetha­kul, avec Sakda Kaewbuadee, Banlop Lomnoi, Sirivech Jareonchon (Fr., Thaï., 2004, 1 h 58) En VOD sur lacinetek.com

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Dwayne “The Rock” Johnson
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