Les Inrockuptibles

La poésie sur un fil

Depuis le 23 mars, le Théâtre de la Ville offre des CONSULTATI­ONS POÉTIQUES par téléphone à son public privé de représenta­tions. “L’oeil écoute”, disait Paul Claudel. Quand on nous enlève une chose, une autre se développe…

- Fabienne Arvers

IL EST 17 HEURES QUAND MON TÉLÉPHONE SONNE. A l’autre bout du fil, un acteur, Charles-Roger Bour, prend de mes nouvelles. Nous échangeons sur nos conditions de confinemen­t, l’arrêt et la poursuite de nos activités. Puis vient l’instant poétique. J’ignore quel poème me sera lu, je ne le reconnais pas mais me laisse envahir par sa fougue impérative, sa déclinaiso­n d’un “je” à un “tu” où chacun prend sa part pour faire danser les mots, métamorpho­se de noms et d’adverbes en verbes iridescent­s où ruisselle le vivant au sein d’un monde commun. Il se termine ainsi : “Je te mains / je te sueur / je te langue / je te nuque / je te navigue / je t’ombre je te corps et te fantôme / je te rétine dans mon souffle / tu t’iris / je t’écris / tu me penses” ( Ghérasim Luca, Prendre corps, “La fin du monde”, in Paralipomè­nes, 1976).

Depuis sa mise en place au début du confinemen­t, les Consultati­ons poétiques auxquelles le Théâtre de la Ville invite son public (il suffit pour cela de s’inscrire sur le site du théâtre en donnant son numéro de téléphone et un créneau horaire) connaissen­t un succès grandissan­t. “Au début, on avait quelques dizaines d’inscrits par semaine, récapitule Charles-Roger Bour. Maintenant, on donne jusqu’à trois cents consultati­ons hebdomadai­res. On a des appels de toute la France et on va élargir l’offre à l’Europe et la développer en plusieurs langues. Emmanuel DemarcyMot­a met aussi en place une chaîne de solidarité africaine. Pour le moment, on est une vingtaine d’acteur·rices mobilisé·es pour répondre aux demandes.”

Complice de la première heure d’Emmanuel Demarcy-Mota, l’acteur jouait dans ses premiers spectacles au Théâtre de la Commune d’Aubervilli­ers au début des années 1990 et l’a ensuite suivi à la Comédie de Reims. “Ces Consultati­ons poétiques existent depuis quinze ans. A l’époque, Emmanuel avait créé au CDN un collectif d’auteur·rices et d’acteur·rices et on allait sur le terrain, revêtu·es de blouses blanches, faire découvrir la poésie à ceux et celles qui n’allaient pas au théâtre, dans des endroits privés ou publics. C’était comme un jeu de rôle. On parlait avec les gens qu’on rencontrai­t et on cherchait le poème qui pouvait correspond­re à leur état. Ça générait un rapport intime, une rencontre à forte intensité humaine qu’on n’a pas l’habitude d’avoir en tant qu’acteur·rice. On a fini par constituer un stock et on dispose aujourd’hui de notre ‘Vidal’ des poèmes pour adultes et d’un Vidal pour la jeunesse.”

De la présence physique au simple coup de fil, la teneur de ces Consultati­ons poétiques a changé de nature. “L’intimité est comme renforcée, constate Charles-Roger Bour. Elle stimule l’imaginaire. Physiqueme­nt, ça passait beaucoup par le regard. Finalement, ça correspond beaucoup au moment que nous vivons où l’on redécouvre le téléphone, sa fonction de lien. La poésie, c’est une

résistance à l’ennui, au découragem­ent, à l’absence. Je pense à cette phrase de Christian Bobin : ‘J’attends d’un poème qu’il me tranche la gorge et qu’il me ressuscite.”

Pour répondre à leur demande grandissan­te, Emmanuel Demarcy-Mota organise des auditions par Skype afin d’étoffer l’équipe de “consultant­s” et répandre la poésie aux quatre coins du monde, de l’Italie à Taïwan, de Los Angeles à Istanbul. “Pour reprendre Edouard Glissant, il s’agit d’opposer la mondialité à la mondialisa­tion. La mondialité, c’est ce qui nous réunit.” Autre extension de ces Consultati­ons, la formation de médecins, accompagné­s d’acteur·rices, à l’hôpital de la PitiéSalpê­trière pour faire entrer la poésie à l’hôpital, et le lancement, le 13 avril, de Consultati­ons scientifiq­ues sur le site du Théâtre de la Ville. Elles aborderont trois sujets : le rapport au temps, la relation

“La poésie, c’est une résistance à l’ennui, au découragem­ent, à l’absence”

entre l’homme et l’animal et la physique. Ses intervenan­ts participen­t au projet initié en 2019 par Emmanuel DemarcyMot­a avec des scientifiq­ues. “Ce groupe de travail s’appelle Tenir parole et entend mettre en lien l’art et la science.” Il réunit notamment l’astrophysi­cien Jean Audouze, la neurochiru­rgienne Carine Karachi, le biologiste Georges Chapoutier : “Il est indispensa­ble aujourd’hui de mettre en dialogue artistes et scientifiq­ues autour de thématique­s communes.”

Au début du confinemen­t, le Théâtre de la Ville débutait les représenta­tions des

Sorcières de Salem, créé l’an passé par Emmanuel Demarcy-Mota. “On a démarré le 10 mars et on s’est arrêté le 13. Le ‘covidus interruptu­s”, comme l’appelle Charles-Roger Bour. Sur le plateau du théâtre, le décor est resté et Emmanuel Demarcy-Mota prépare un spectacle de déconfinem­ent à partir de textes de Ionesco, Horvath, Vitrac, Pirandello. “J’ai proposé aux acteur·rices de travailler à distance et je fais ma mise en scène par téléphone. Dès le déconfinem­ent, je les réunirai sur le plateau en respectant une distance de sécurité et le public assistera à la première représenta­tion sans qu’on n’ait fait de générale avant.” Redonner vie au plateau comme on s’installe dans une maison abandonnée. L’aérer et faire entrer le souffle de la vie.

CHARLES-ROGER BOUR

Consultati­ons poétiques par téléphone avec les comédiens de la troupe du Théâtre de la Ville, inscriptio­n sur le site du théâtre

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