Les Inrockuptibles

Jean-Michel Jarre

- Propos recueillis par C. B.

Il a écrit Les Paradis perdus, Les Mots bleus, mais aussi, en 2016, coécrit Les Vestiges du chaos qui a donné son titre

au dernier album de Christophe. Près de cinquante ans d’amitié dont voici quelques extraits.

“Christophe avait toujours l’air de chanter les morceaux pour la première et pour la dernière fois. Il y avait quelque chose de crépuscula­ire dans sa manière d’aborder les choses. Mais sa mélancolie cachait une jubilation souterrain­e ! Il ne traînait pas du désespoir. Il était assez gai, positif. C’était un acteur sur scène et dans la vie. Il aurait pu faire une grande carrière au cinéma.

Au début, il avait la gueule du James Dean de La Fureur de vivre, puis cette gueule de Capitaine Crochet avec sa grosse moustache, ses bottes de mousquetai­re, une espèce de Don Quichotte pop, qui pourfendai­t les moulins sonores jusqu’au bout de la nuit.

Et ce rapport unique au langage, des sensations en suspension. C’est ce que j’ai essayé de traduire dans les différente­s chansons que l’on a pu faire ensemble, comme Les Mots bleus, qui parle de la difficulté de s’exprimer avec des mots. C’est tout à fait Christophe. Il ne se définissai­t pas comme un chanteur mais comme quelqu’un qui faisait des sons avec sa bouche. Il aimait qu’on aille au bout de ces sons en y mettant des mots.

Il considérai­t la voix comme un instrument, alors que la plupart des chanteurs français ont tendance à mettre la voix devant et l’arrangemen­t derrière. Il a eu très tôt cette envie de fondre sa voix dans la musique.

On s’est rencontrés chez l’immense Francis Dreyfus, notre producteur et éditeur. Ensuite, on a passé la nuit à regarder des films chez lui, en bas de l’avenue Foch. Des Fellini, Visconti, John Ford, Kazan… Il ressemblai­t à ces films, un côté loser, arnaqueur, joueur italien, mais aussi petit gars de Juvisy qui rêve de héros américains. Je voulais que ce personnage que je sentais en lui passe le mur du son.

Christophe était l’as du confinemen­t. On avait ça en commun. Beaucoup de musiciens travaillen­t la nuit car le silence est différent. Et on a cette idée de moments volés. On s’échappe du quotidien. Le fait de dormir la journée était une forme de protection face au réel. Il était très timide, réservé. Il pouvait s’exprimer plus facilement en catimini, dans le secret, la solitude de l’obscurité.

A l’époque où on enregistra­it en studio, il détestait être au casque de l’autre côté de la vitre. Alors, il s’accroupiss­ait sous la console de l’ingé-son, avec un micro assez pourri et une chambre d’écho italienne Binson. Il chantait replié sur lui-même dans une forme de cocon. Ce son lo-fi qu’il obtenait ainsi a beaucoup contribué à sa voix plaintive, presque fausse.

Les grands interprète­s, qu’il s’agisse de Piaf, Bowie ou Christophe, ce sont des gens qui ne respectent pas le tempo ni la justesse. Ils sont en dehors. Et c’est ça qui nous fait frissonner, ce flirt avec l’anormalité. Christophe, c’est un personnage hors des clous. C’est ça qui nous touche tous et qui lui a garanti une intemporal­ité dans notre monde très formaté, normalisé.

Le secret d’une relation, c’est d’être le plus longtemps possible une énigme l’un pour l’autre. Ça a été le cas pour nous. Avec les années, notre amitié s’est renforcée comme un mille-feuille, avec beaucoup de non-dits. On travaillai­t par références. Sur un morceau de mon album Electronic­a, Walking the Mile, je voulais qu’il pose son harmonica. On en parle peu, mais c’était un des meilleurs harmonicis­tes que j’aie entendus. Je lui ai juste dit : “Pense à cette scène de Natural Born Killer où Juliette Lewis avec son boyfriend se prend des champignon­s dans ce camp d’Indiens et est entourée de serpents dans le désert. C’est ça l’ambiance.” Il a enregistré la voix et l’harmonica d’une traite, et c’était exactement ça. On a enregistré ce titre ainsi que Les Vestiges du chaos la nuit du Bataclan, sans savoir ce qu’il se passait à l’extérieur. On ne l’a découvert qu’en sortant de chez lui à 7 heures du matin. Christophe m’a fait aimer le chaos. C’est pour ça d’ailleurs que j’ai eu l’idée des Vestiges du chaos. Il arrivait à maîtriser le chaos comme un élément de la vie. C’est évidemment ce que les humains n’arrivent souvent pas à faire. La vie est chaotique et on s’obstine à le refuser. Les gens qui peuvent domestique­r le chaos comme un élément fondateur vivent d’une autre manière. On a fait plein de trucs ensemble. A l’époque des Paradis perdus et des Mots bleus, on terminait chez lui, boulevard Flandrin, à regarder des films italiens et américains jusqu’au bout de la nuit. On se retrouvait pour dîner à 23 heures 30, c’était le déjeuner pour lui. C’était des moments d’importante gratuité. Il y avait la petite brasserie de la rue de Sèvres, les restaurant­s japonais aussi, parce qu’on adorait ça tous les deux. On avait nos coins. C’était des moments de grâce. Le fait d’être décalés dans la nuit, de ne pas dîner au même moment que les gens… C’est dans le décalage que des choses se produisent. Il avait souvent des galères de blé, donc il allait se refaire au poker ou à la pétanque. Il avait ce côté un peu voyou au sens coquin, espiègle. Et c’était un chineur ! Et moi aussi ! Ma mère avait un stand aux Puces et j’ai toujours adoré ce milieu qui était l’autre Saint-Germain-des-Prés. Il essayait toujours de te vendre quelque chose. Son appartemen­t était un magasin de brocante pop. On a beaucoup collection­né les juke-box, les postes de radio. On a eu une période vieilles voitures américaine­s. On était passionnés par toute l’esthétique des années 1950 parce que c’est l’apologie de l’inutile. Il disait souvent : “Tu peux enlever la moitié de la voiture, elle marche quand même.” C’est tout cet inutile qui donnait le style ! Ça, c’est une philosophi­e qu’on pourrait presque appliquer au processus créatif de Christophe. Il faisait de l’inutile un moteur à rêves, à fantasmes. N’importe quel acte créatif demande une dose d’innocence et d’inconscien­ce. Christophe, même si c’était un joueur, un arnaqueur, un malin, avait avant tout une innocence de gamin. D’ailleurs, il ne part pas en fin de vie mais en pleine activité. Il préparait une tournée. On avait des projets pour un prochain album. Le dernier message que j’ai eu de lui, c’était juste avant le confinemen­t. Il m’appelle à 5 heures du matin pour me dire : ‘T’aurais pas des masques ?’ Je dormais et n’ai eu le message qu’au réveil, à l’heure du déjeuner. Il était déjà parti à l’hôpital…”

Newspapers in French

Newspapers from France