Les Inrockuptibles

Les variations sentimenta­les de Jacques Rivette et Eric Rohmer Aux frontières de l’aube de Kathryn Bigelow, L’Ile au trésor de Guillaume Brac, Ce vieux rêve qui bouge d’Alain Guiraudie, Tyler Rake de Sam Hargrave

- Marilou Duponchel

Deux films de JACQUES RIVETTE adaptés de Balzac et trois Contes moraux d’ÉRIC ROHMER sont visibles sur Arte. L’occasion de saisir leur rapport à la littératur­e, à la circulatio­n du désir et aux personnage­s féminins.

DEPUIS LE 20 AVRIL, DEUX FILMS DE JACQUES RIVETTE ET TROIS D’ÉRIC ROHMER SONT VISIBLES sur le site d’Arte. Outre le plaisir de les (re)voir, leur réunion dans une collection révèle la parenté de leurs auteurs. A ciel ouvert ou confinée, l’action est aménagée dans un territoire vaste et restreint à la fois, ouvert aux circulatio­ns du désir et à une ivresse érotique : sous le soleil d’un été champêtre (Le Genou de Claire, La Belle Noiseuse, La Collection­neuse), dans la pénombre des chambres secrètes (Ne touchez pas la hache, Ma nuit chez Maud) ou d’un atelier de peinture

(La Belle Noiseuse).

Rohmer et Rivette, évidemment, c’est avant tout un récit commun, celui de la Nouvelle Vague. Mais la mise en miroir de ces films souligne aussi le lien tout particulie­r, fructueux, hybride, que l’un et l’autre entretenai­ent avec la littératur­e, éloigné du principe d’adaptation mené par l’ennemi de l’époque, ce cinéma de qualité étrillé par leur clan, et combiné à une certaine velléité documentai­re consistant à écrire à partir des manières et des tics des comédiens et surtout des comédienne­s.

Troisième et cinquième volets des Contes moraux, premier grand cycle rohmérien, La Collection­neuse (1967) et Le Genou de Claire (1970) sont inspirés des écrits de jeunesse de Rohmer. Ma nuit chez Maud (1969), lui, est traversé par le pari des Pensées de Pascal, l’occasion de soutenir de longues discussion­s sur la religion, le mariage, la fidélité. Ces trois contes communique­nt avec une tradition littéraire qui est celle du roman d’analyse (colonne vertébrale de La Collection­neuse) et du marivaudag­e. Au contact des femmes, les hommes se trouvent emmêlés dans des questionne­ments sentimenta­ux, pris en étau entre la tentation d’accomplir leurs fantasmes et les règles d’une “forteresse de moralisme”.

Chez Rohmer, on parle, et l’on parle “comme un livre”. La matière écrite y est une vibration, une ressource intarissab­le et la parole, le seul moyen d’action pour démêler les situations. En somme, on discourt sur l’amour sans jamais le faire. On rêve de posséder par le regard et les mots car le désir est toujours flottant. Le romanesque chez Rohmer est une constante qui ne s’exprime que par le fait qu’il se passe toujours quelque chose, même quand il ne se passe rien (au grand désespoir d’Adrien de La Collection­neuse qui rêve du “rien” des vacances).

Les personnage­s des deux films de Rivette, eux, n’ont pas besoin de se rêver

en héros de roman, ils en sont déjà. Adapté de La Duchesse de Langeais de Balzac, ombre rémanente de sa filmograph­ie découverte grâce au gourou Rohmer (à qui Rivette offre en signe de reconnaiss­ance dans son Out 1, troisième et folle adaptation de Balzac dont on espère voir un jour l’intégralit­é sur Arte, le rôle d’un spécialist­e de l’auteur de La Comédie humaine), Ne touchez pas la hache (2007) s’articule selon un mouvement assez similaire à ceux des contes rohmériens.

Dans une ronde passionnel­le en costumes, la caméra de Rivette filme dans des travelling­s chevillés à leurs corps le va-et-vient amoureux entre Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu qui s’effleurent sans jamais se toucher et dont les mots cruels déchirent leur peau encore vierge de leur amour. Dans cette mise en danger, le but est de s’éprouver jusqu’au vertige.

C’est aussi ce système d’attraction et répulsion qui anime le coeur de La Belle Noiseuse, hit de Rivette de 1991 (grand prix à Cannes et succès public) également inspiré de Balzac (Le Chefd’oeuvre inconnu), qui interroge les limites de la création et son éprouvant labeur. De facture plus classique, éloignés de la veine expériment­ale du cinéaste, les films, dirigés vers l’insondable d’un secret, en préservent le goût du mystère et de l’étrangeté.

On a souvent dit de Rivette et de Rohmer qu’ils sont de grands portraitis­tes féminins. Revoir ces films, aujourd’hui, renforce cette conviction. Corps fragmenté par la caméra (La Collection­neuse, Le Genou de Claire), exploré par le fusain du peintre (La Belle

Noiseuse) ou menacé d’être marqué au fer rouge (Ne touchez pas la hache), objet du désir de l’homme, le corps féminin n’est pourtant pas assigné à sa seule dimension érotique ou esthétique, car chez Rohmer ou Rivette, les femmes, face à l’inconstanc­e des hommes, manifesten­t une audacieuse sagacité, consciente­s qu’elles sont de leurs désirs et prêtes à y donner libre cours.

L’une des plus belles preuves se trouve à la fin de Ma nuit chez Maud, quand la révélation d’un secret partagé entre la brune Françoise Fabian et la blonde Marie-Christine Barrault fait basculer le récit de leur côté. A moins que ce ne soit dans Ne touchez pas la hache, lorsque, prête à braver les interdits, Balibar, femme mariée et amoureuse d’un autre, expose son infidélité aux yeux de tous. “C’est un coup d’Etat féminin”, s’exclame alors une femme dans la rue.

Cinq films de Jacques Rivette et Eric Rohmer sur arte.tv jusqu’au 12 octobre

Chez Rohmer ou Rivette, les femmes, face à l’inconstanc­e des hommes, manifesten­t une audacieuse sagacité, consciente­s qu’elles sont de leurs désirs et prêtes à y donner libre cours

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Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette (2007)
Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu dans Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette (2007)

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