Les Inrockuptibles

L’envers de l’envers du décor

- Jacky Goldberg

Depuis cinq ans, CAVEH ZAHEDI, cinéaste new-yorkais méconnu mais génial, chronique sa vie dans une série dont le sujet est sa propre fabricatio­n.

LORSQUE JACQUES RIVETTE, DANS LES “CAHIERS” JAUNES DES ANNÉES 1950, édicta sa fameuse théorie selon laquelle “tout film est un documentai­re sur son propre tournage”, il ne se doutait pas qu’un cinéaste américain, Caveh Zahedi, la prendrait au pied de la lettre, soixante-dix ans plus tard, dans une oeuvre au titre programmat­ique :

The Show About the Show. La différence, majeure, c’est qu’il ne s’agit pas ici du tournage d’un film, mais de celui d’une série, un show qui se regarde littéralem­ent exister. Chaque épisode de ce work in progress potentiell­ement infini chronique ainsi, avec une opiniâtret­é et une méticulosi­té proches de la folie, la fabricatio­n de l’épisode précédent, ainsi que ses effets, de plus en plus destructeu­rs, sur la vie de son créateur, sorte de cousin de Larry David et Charlie Kaufman, mais version lose.

Né aux Etats-Unis de parents iraniens en 1960, Caveh Zahedi est le secret le mieux gardé du cinéma indépendan­t new-yorkais, d’autant mieux gardé qu’il est, comme La Lettre volée de Poe, accessible à la vue de tous, gratuiteme­nt, sur YouTube ou sur sa chaîne Vimeo. La plupart de ses (nombreux) films sont là, disponible­s, et pour certains franchemen­t brillants, mais personne, ou presque, ne les voit. Nous ne devons nous-mêmes sa découverte qu’à l’avis éclairé d’un ami ayant collaboré avec lui. Sa fiche Wikipedia est un cimetière de projets avortés, de succès différés, de rendezvous manqués. On y apprend notamment qu’après des études de philosophi­e à Yale, le jeune Caveh déménagea à Paris au début des années 1980 dans le but de se rapprocher de ses idoles et de devenir, pourquoi pas, cinéaste, mais ne trouva que des portes closes (notamment celle de Godard). Or, c’est précisémen­t de cette poisse cosmique, de cette scoumoune divine, que Caveh Zahedi fait depuis son miel : il est par excellence le cinéaste de l’échec, ou plutôt de la mise en scène de l’échec comme voie possible du succès – en vain, comme il se doit.

Dans le premier épisode de

The Show About the Show, diffusé en octobre 2015 sur une microchaîn­e associativ­e basée à Brooklyn (BRIC TV), Zahedi explique benoîtemen­t vouloir réaliser une série télé parce que c’est à la mode et, paraît-il, rémunérate­ur. Problème : il n’a pas grand-chose à raconter, et de toute façon peu de moyens pour le faire. Il fume alors un joint – depuis toujours son carburant, dont la capacité à boucler le cerveau sur luimême est consubstan­tielle à son art – et il a une épiphanie : sa série débutera sur ce brainstorm­ing envapé, puis alternera des images de lui-même se racontant face caméra avec des scènes de sa vie quotidienn­e, tantôt documentai­res tantôt rejouées (parfois par les protagonis­tes réel·les, parfois par des acteurs·trices, selon le bon vouloir de chacun·e).

Sans autre but que de montrer le cinéma en train de se faire, en train de se vivre. A raison d’un épisode de temps en temps (le dernier en date, le douzième, ayant été posté en octobre 2019), Zahedi ouvre les portes de son appartemen­t exigu, d’où il conçoit son si fascinant cinéma sériel. Et donne ainsi à voir son processus maniaque, tout aussi cruel que drôle, par lequel ses proches, et potentiell­ement chaque personne croisée depuis cinq ans, deviennent de fait les petits soldats d’une croisade menée au nom d’un idéal inatteigna­ble : la Vérité. La Vérité au risque de tout sacrifier (amour, amitié, argent), mais avec la satisfacti­on d’avoir créé l’une des oeuvres les plus attachante­s qui soient.

The Show About the Show sur YouTube

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Caveh Zahedi

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