Ta grossesse de Suzanne Duval, Shakespeare World de Jules Stromboni et Astrid Defrance, The Wicked + The Divine de Kieron Gillen, Jamie McKelvie et Matt Wilson
Une trentenaire bien d’aujourd’hui tombe enceinte… Dans son deuxième roman, SUZANNE DUVAL fait le récit direct et concret des sentiments qui accompagnent un avortement.
COMME LE TITRE L’ANNONCE, TOUT LE ROMAN SERA MENÉ À LA DEUXIÈME PERSONNE – mais il aurait pu s’intituler Ton avortement plutôt que Ta grossesse. Suzanne Duval, 34 ans, qu’on avait découverte il y a deux ans avec un énigmatique et très réussi premier roman, L’Agente, ne manque pas d’ironie dès le titre. Car il y a bien un manque dans le roman, dont la narratrice, qui s’adresse sans cesse à elle-même comme si l’événement de l’avortement l’avait scindée en deux, et c’est le manque de ce qui allait advenir, cette grossesse, enfin, cet enfant.
S’il y a vingt ans Annie Ernaux publiait L’Evénement, le récit puissant de son avortement en 1964, un chemin de croix semé de rejets, de jugements, d’embûches et de douleurs, Suzanne Duval montre qu’aujourd’hui, si cela n’est plus le cas pour une jeune femme, la douleur psychique reste intacte.
La narratrice de Duval est indépendante, elle vit à Paris mais travaille comme avocate à Strasbourg, couche tous les vendredis soir avec son voisin d’en face, un quadra bobo et barbu. Tout pourrait continuer ainsi, comme un système bien huilé et tellement contemporain, sauf que sa grossesse de deux semaines va tout changer : espoir, flirt avec l’idée d’avoir l’enfant, comédie de vrai couple avec le fuck buddy aussi paumé qu’elle, difficulté à se confier à son entourage, avortement médicalisé dans la solitude (et sans antidouleur), perte de litres de sang, ce qui est peu décrit, aussi directement, en littérature.
Pendant ce temps, sa soeur tombe enceinte – et on se demande si la grossesse du titre n’est pas la sienne finalement, beau jeu de double dames assez troublant. Ensuite viendra un nouvel homme, amoureux celui-ci, dont elle sera elle aussi amoureuse, et gentil, puis étrangement, des crises d’angoisse qui la mènent à devoir consulter un cortège de médecins… sur lesquels elle ne porte aucun jugement, mais qui semblent tous mettre encore en valeur sa solitude.
Car c’est bien cela qu’expose l’écriture de Duval, à travers l’avortement, mais surtout à travers son procédé narratif, cette constante adresse à soi-même : sa narratrice n’est jamais saisie de l’extérieur, mais se parlant de l’intérieur, car irrémédiablement enfermée en elle-même, elle est implacablement seule. Ce que lui confirmera une psychologue : les autres ne peuvent pas être à sa place. Cette place, elle y est seule. C’est la force universelle de ce texte. Les deux dernières pages seront, hélas, moins fortes, quand elle donne la parole à un invité surprise : l’embryon avorté. On sombre dans un pathos qui avait été jusque-là évité.
Ta grossesse de Suzanne Duval (P.O.L), 176 p., 17€. Disponible en version numérique, 11,99 €