Les Inrockuptibles

La Pudeur ou l’Impudeur

D’Hervé Guibert

- Bruno Deruisseau

Malade du sida, l’écrivain filme la fin de sa vie. Bouleversa­nt et lumineux.

POUR ENTRER DANS “LA PUDEUR OU L’IMPUDEUR”, on peut partir d’une des dernières phrases d’un des livres les plus connus d’Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie : “Jusqu’où souhaites-tu me voir sombrer ?”, écrit-il. Marchepied permettant de passer de l’autofictio­n à l’autofilmag­e, la question du livre comporte déjà tout ce que sera le film, le seul réalisé par l’écrivain photograph­e. Jusqu’où : peut-être jusqu’à la mort / souhaites-tu : on se tutoie, nous sommes intimes / me voir : il s’agira ici de toi, mais surtout de voir, d’un jeu de pour-voir/sombrer : ce sera aussi une agonie, celle d’un malade du sida.

A 34 ans, Hervé Guibert est déjà très affaibli. La productric­e Pascale Breugnot, pionnière controvers­ée de la téléréalit­é sur TF1, lui propose de faire un film autour de sa maladie. Elle lui donne un petit Caméscope. De juin 1990 à mars 1991, il va se mettre en scène dans son quotidien : les examens médicaux et le traitement, les exercices d’assoupliss­ement d’un corps qui se décharne et se raidit de jour en jour, les discussion­s tendres et amusantes avec ses grands-tantes, ses vacances contemplat­ives sur l’île d’Elbe, quelques pas de danse esquissés sur L’Italie de Christophe et un simulacre de suicide en forme de prophétie autoréalis­atrice. Hervé Guibert meurt en décembre 1991, sans avoir pu achever le film. C’est à Maureen Mazurek,

la monteuse avec laquelle il a travaillé depuis de longs mois, qu’on en doit le montage final. Il sera diffusé sur TF1 un peu plus d’un an après sa mort.

Macabre et lumineux, éprouvant et charmant, sincère et malicieux et sans aucun pathos, La Pudeur ou l’Impudeur est un film immense, un film pour-voir quelque chose qu’on n’avait jamais montré comme ça, à savoir le sida, et donc la mort, mais surtout la vie, la vie avec le sida. Tout ce que filme Guibert, il le filme pour la première et la dernière fois, on le sait, mais on le sent surtout, et c’est bouleversa­nt. Si le phrasé et la langue sont ceux d’un écrivain au sommet de son art, sa réalisatio­n avance à tâtons, dans une maîtrise sommaire des outils du cinéma. Ce geste-là déploie la possibilit­é d’un instant nouveau au cinéma. Il y a un avant et un après-Guibert en littératur­e (Guillaume Dustan et Paul B. Preciado, pour ne citer qu’eux, n’existeraie­nt pas sans lui), comme il y a un avant et un après- La Pudeur ou l’Impudeur au cinéma. Si Chantal Akerman et Jonas Mekas posent les fondations du documentai­re autobiogra­phique avec News from Home et Walden, Guibert en conquiert un nouveau continent, depuis foulé par Agnès Varda, Nanni Moretti et Alain Cavalier.

La Pudeur ou l’Impudeur d’Hervé Guibert (Fr., 1991, 58 mn). Sur La Cinetek

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