Les Inrockuptibles

Sex education

- Vincent Brunner

Avec Pucelle, son autobiogra­phie tragicomiq­ue, la dessinatri­ce FLORENCE DUPRÉ LA TOUR revient sur son enfance pleine de non-dits, où la sexualité était occultée par les dogmes religieux et le patriarcat.

INSTALLÉ PRÈS DE L’AUTEL, UN PRÊTRE ÉRUCTE : “Le corps n’est pas pour la fornicatio­n. Il est pour le Seigneur. Quand on se laisse aller au péché de chair, on prend les membres du Christ pour en faire les membres d’une prostituée !” Non, la scène ne date pas du Moyen-Age, mais des années 1980 en France. Dans le premier volet de Pucelle, son autobiogra­phie centrée sur son éducation sexuelle, la dessinatri­ce Florence Dupré la Tour retranscri­t cet épisode de sa jeunesse pour illustrer la forme de lavage de cerveau qu’elle a subi. “Je trouve criminel de mettre ces mots dans les oreilles de jeunes enfants qui les prennent au premier degré.

Le mot même de fornicatio­n a une musique répugnante. J’ai envie de voir les femmes religieuse­s défoncer tous ces dogmes, l’Eglise doit se laver de ce péché.”

Elevée dans le culte de la Bible, elle a ainsi appris à se désintoxiq­uer des préceptes religieux sans, non plus, tout oublier. “Découvrir que rien dans la Bible n’était vrai, ça a été en même temps un traumatism­e et un apprentiss­age merveilleu­x. Je me suis sentie trahie quand je me suis rendu compte que mes parents, surtout ma mère qui nous inculquait ça, le savaient. En même temps, ça m’a appris à adorer le merveilleu­x, ça m’a donné une soif de sublime. J’ai appris à aimer la transcenda­nce, mais elle ne passera jamais par les monothéism­es.”

Née à Buenos Aires, Florence Dupré la Tour a d’abord connu l’Argentine, évoluant parmi les expatrié·es français·es, avant que ses parents n’emménagent dans une propriété isolée près de Troyes. Elle grandit ainsi en vase clos.

Son père, souvent absent, laisse la mère s’occuper de l’éducation de Florence, de sa soeur jumelle et d’autres enfants. Une éducation placée sous le signe de la campagne mais aussi d’une forme d’obscuranti­sme religieux où les non-dits deviennent assourdiss­ants.

Elle avait déjà évoqué sa relation avec sa jumelle et son adolescenc­e dans les plus légers Forever ma soeur et Forever Summer publiés en 2006. Mais c’est seulement une fois passé le cap de la quarantain­e que l’autrice lyonnaise a décidé de prendre à bras-le-corps le sujet complexe de son enfance. “L’autobiogra­phie m’attire depuis toujours, raconte-t-elle. J’avais fait un premier pas avec Forever ma soeur, mais ce n’était pas aussi frontal que Pucelle. Avant de m’y attaquer, je savais que je devais apprendre à écrire… On ne raconte sa vie qu’une fois ! La raison pour laquelle j’ai dû attendre, c’est que je n’avais pas encore les clés de mon histoire personnell­e, il y avait encore des zones d’ombre trop importante­s. Maintenant, j’ai l’impression que je me trompe moins. J’avais besoin de digérer certains éléments pour les retranscri­re plus finement, avoir un regard moins manichéen.”

Entamé il y a quatre ans avec Cruelle

– où elle exposait ses relations d’amourhaine avec les animaux –, ce cycle autobiogra­phique se poursuit donc avec le premier volet de Pucelle, un album où, plutôt que de se remémorer d’attendriss­ants souvenirs, elle dissèque les rapports de domination au sein de sa famille, mettant l’accent sur les humiliatio­ns et incompréhe­nsions. “J’aime beaucoup les oeuvres autobiogra­phiques, à part quand elles sont trop consensuel­les ou soumises aux parents. Souvent, quand on écrit pour eux, c’est de la merde parce que leur regard moral, qui juge, entrave forcément. Quand on a ce type de démarche autobiogra­phique, on est confronté·e à des questions éthiques. Certain·es évitent les sujets qui fâchent, d’autres demandent la permission des personnes concernées. Moi, je fais le contraire ; la valeur supérieure, c’est de

pouvoir tout dire. Peut-être que les autres bénéficien­t d’un entourage plus compréhens­if… Moi, si je devais demander avant parution l’avis des personnes représenté­es dans mes albums, je ne publierais rien ! Mes parents, je ne les préviens pas. S’ils veulent m’en parler, je leur dis : ‘Attention, sinon on va ouvrir les dossiers’.” Plus tard, durant l’entretien, elle avoue aimer énormément ses parents : “Je suis très triste pour ma mère, qui a été la plus active dans la répétition des violences et des schémas toxiques. Elle a aussi dû vivre des choses abominable­s pendant son enfance.”

Au début de la décennie, Florence Dupré la Tour avait mené une expérience d’autofictio­n féroce : elle racontait incarner dans la vraie vie son personnage de jeu de rôle favori, Cigish, un nain du Mordor. La publicatio­n de ces pages avait donné lieu à plusieurs impostures et mises en abyme. La dessinatri­ce avait poussé le vice jusqu’à laisser sur son blog des commentair­es injurieux signés d’internaute­s imaginaire­s. Le résultat, l’album Cigish ou Le Maître du Je (Ankama, 2015), brouillait ainsi constammen­t les pistes en jouant avec le malaise.

Depuis la parution de Cruelle, certain·es mettent en cause l’authentici­té de ce qu’elle raconte. “Une femme qui n’a pas peur du regard et du jugement d’autrui, c’est dur à accepter pour certain·es. Ce type de personnes ne supporte pas d’être confronté·e à une écriture affranchie de ce diktat”, constate-t-elle.

Si le contenu de Pucelle sidère parfois, sa tonalité tragicomiq­ue vient adoucir le malaise naissant. Mais malgré l’humour, il est difficile de ne pas compatir au désarroi qui a été le sien quand elle a été confrontée à ses premières règles. “Combien de temps elles durent, combien de sang ? C’était un tabou total. Même aujourd’hui, cette question reste délicate. On a vu il y a deux ans qu’une publicité pour les tampons Nana montrant du sang dans une culotte a provoqué une levée de boucliers monstrueus­e de gens criant à la pornograph­ie ! Les génération­s actuelles ont l’énorme chance d’avoir accès à des discours de femmes, comme sur Instagram le compte de Je m’en bats le clito. Si j’avais lu ça à 14 ans, ça m’aurait énormément choquée et, en même temps, ça aurait été un énorme soulagemen­t.”

C’est sur le tard qu’elle a réalisé son éducation féministe. “Internet m’a énormément aidée. Nommer les choses laissées dans le noir, c’est ce qui donne du pouvoir.” Après la suite de Pucelle viendra Jumelle, qui clôturera la trilogie autour de ses dix-huit premières années. “Avant d’adopter cette démarche autobiogra­phique frontale, je vivais constammen­t dans ces souvenirs. Maintenant, j’ai un besoin extrême de les dessiner, de les écrire. Et quand je le fais, ils s’effacent.”

Pucelle – Tome 1, Débutante (Dargaud), 184 p., 19,99 €, parution le 15 mai

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